« Le Siècle des nuages », de Philippe Forest : Des lignes aériennes

Cinquième roman
de Philippe Forest, « le Siècle des nuages » impressionne
par son ampleur,
tout en s’attachant
à la figure
d’un père défunt.

Christophe Kantcheff  • 26 août 2010 abonné·es
« Le Siècle des nuages », de Philippe Forest : Des lignes aériennes
© PHOTO : AFP Le Siècle des nuages, Philippe Forest, Gallimard, 557 p., 21,50 euros.

À la longue liste des livres sur le père défunt, le ­Siècle des nuages, le cinquième roman de Philippe Forest, ajoute un très beau spécimen. Il s’en distingue aussi, car il épargne au lecteur les trémolos d’émotion ou, au contraire, les règlements de compte a posteriori qui appesantissent trop souvent le genre. On sait, à lire les précédents ouvrages de Philippe Forest, et en particulier ses livres sur la mort de sa petite fille – un roman : l’Enfant éternel (Gallimard, 1997), et un essai : Tous les enfants sauf un (Gallimard, 2007) –, que le pathétique facile n’entre pas dans son écriture. Celle-ci garde cependant une grande puissance d’émotion.

Le Siècle des nuages se distingue également par son ambition, ne serait-ce que par sa taille : 550 pages. Non que la vie de Jean Forest, né en 1921, soit celle, gorgée d’exploits en tout genre, d’un héros qui aurait brillé par une lucidité et des actes d’un courage hors du commun. De ce point de vue, la figure que façonne Philippe Forest est plutôt celle d’un antihéros, ballotté par l’Histoire plus que maître de son sort. Mais la vie d’un antihéros n’est pas forcément banale. Surtout lorsqu’elle croise l’une des épopées les plus considérables du XXe siècle : l’aviation.
D’où le titre quasi hugolien du roman (même s’il est issu d’un vers de Guillaume Apollinaire, cité en exergue), pourtant consacré avant tout à un homme, Jean Forest, mais qui retrace aussi, à sa manière, la légende d’un siècle. Celle de l’aviation, qui correspond parfaitement à ce XXe siècle duel, riche en barbarie autant qu’en progrès techniques et en utopies : mise au service de la destruction meurtrière quelques années à peine après son invention, l’aviation est aussi née dans l’espoir « que tous les hommes pourront être unis les uns aux autres dans le dépassement de ce qui les avait jusque-là divisés et opposés ».

Suivre le parcours de Jean Forest, c’est donc ne rien méconnaître du tumulte du siècle dernier. De son enfance, où l’auteur imagine qu’il a vraisemblablement rêvé aux exploits de l’Aéropostale de Latécoère, Mermoz et Saint-Exupéry, jusqu’à sa mort, en 1998, retraité depuis dix-sept ans après une carrière exemplaire de pilote de ligne chez Air France. Et cela, même si Jean Forest a manqué à peu près tout ce qu’on appelle « les rendez-vous avec l’Histoire ». Son exode se résume à avoir aimablement escorté en voiture, entre Mâcon et Nîmes, quelques femmes d’une même famille, dont une jeune fille qui deviendra son épouse, alors qu’il n’avait pas le permis auto (mais possédait déjà sa licence aéronautique de tourisme). Puis, après avoir suivi, faute de mieux, des études d’agronomie en Algérie, entre 1941 et 1942, il se retrouve aux États-Unis, fin 1943, un an après le débarquement allié en Afrique du Nord et un « nouvel enchaînement de circonstances » , sur la base de Craig Field, en Alabama, où il suit avec succès la dangereuse formation de pilote de guerre. Mais, dans la guerre, il ne sera jamais, arrivé trop tard, alors que le lecteur, lui, y est précipité, Philippe Forest racontant avec force, en contrepoint des péripéties vécues par son père, les épisodes de la guerre aérienne, et notamment les bombardements massifs, en Europe et en Asie, que celui-ci a « ratés ».

Tout en s’attachant aux hommes de l’altitude, le Siècle des nuages plonge donc dans la mêlée des événements, avec un réalisme saisissant. On ne s’étonnera pas d’y trouver, sinon du lyrisme, du moins un fort sentiment de mouvement et d’amplitude, que rend bien, par exemple, l’usage du très simonien [^2] participe présent. Ou celui de la phrase tout en ­méandres, charriant action et pensée, couleurs et sentiments, ou cette forme d’esprit reconnaissable entre toutes de qui cherche une vérité, qui consiste à avancer une proposition et, dans l’instant même, à la mettre sérieusement en doute.
Car, dans son enquête sur son père, qu’il connaissait a priori assez peu – et pour cause, un commandant de bord est souvent hors de chez lui, celui-ci étant de surcroît peu enclin à confier ses souvenirs –, Philippe Forest met un point d’honneur à écarter les certitudes et les déterminismes. « La chaîne des causes et des effets qui décide d’une vie n’[est] pas beaucoup plus intelligible que celle qui commande l’Histoire… », écrit-il, développant à l’égard du récit rationnel et a posteriori des historiens une réprobation quasi irascible. Travaillant à partir de bribes d’histoires familiales, Philippe Forest reconstitue ou – le plus souvent, semble-t-il – imagine en ayant soin toujours de replacer ses personnages dans l’ignorance de ce qui s’est passé ensuite, et même dans l’inconscience du contexte général du présent qu’ils traversent. Ce qui ne revient pas à excuser son père, par exemple de n’avoir pas vu, ou pas voulu voir, la violence de l’exploitation coloniale en Algérie, redoublée par la propagande vichyssoise, qui ne le révoltait pas. Mais à ne pas le juger – contrairement aux « donneurs de leçons de l’Histoire » –, ce qui permet aussi de mieux comprendre, sans rien omettre pour autant, ce qui de son milieu familial, de son éducation, ou tout simplement de sa personnalité a agi sur lui et en lui.

Cette démarche d’honnêteté du fils romancier reste la même quand celui-ci cherche à approcher ce qui était plus silencieux, plus mystérieux encore chez son père. Comme la nature de son plaisir à conduire des Caravelle puis des Boeing, pendant de nombreuses années, dans toutes les directions du monde. Certes, il y avait encore chez Jean Forest cette croyance d’être au service d’une cause nécessaire et humaniste – « assurer la “ligne” » – mise en œuvre par la compagnie, Air France, à laquelle il donnait son temps sans compter, avec le sérieux et l’intégrité qui le caractérisaient. Mais, au-delà de tout jugement moral, Philippe Forest imagine chez son père un absolu de l’oubli de soi et des autres : « Étranger à tout le reste, au fond, indifférent à l’argent et à la réussite, ne sachant plus sous quelle latitude sa patrie était située, sans amis, tandis qu’il volait, ayant oublié jusqu’à sa famille, n’ayant plus à cœur que les nuages, les merveilleux nuages qui passent là-bas. »

Les pages sur les splendeurs du ciel sont parmi les plus belles du roman. Elles débouchent sur une sorte de sagesse, qui est le seul réel héritage que l’auteur tienne de son père, mais précieux, car il s’agit d’une « leçon de liberté » : le constat que nous sommes tous des visiteurs des paysages du monde, ce qui induit un « sentiment de détachement intense et infini : tout est à vous, rien ne vous appartient ». D’où aussi, et malgré tout, « une indéfectible confiance dans la vie ».

Trop souvent caricaturée, la littérature de l’intime a toutes les potentialités – l’histoire de la littérature l’a amplement montré. Philippe Forest témoigne à son tour de quelle ambition esthétique elle peut être le lieu, en signant, avec le Siècle des nuages, un roman historique, familial, politique, un roman de formation, un roman sur la transmission, bref, un très impressionnant roman-monde.

[^2]: De Claude Simon.

Culture
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