Révolution permanente en Normandie

Depuis deux ans, la Ferme du Bec-Hellouin, dans l’Eure, expérimente la permaculture. Un modèle écologique fondé sur la régénération continue de la fertilité des sols, très peu pratiqué en Europe. Reportage.

Philippe Chibani-Jacquot  • 26 août 2010 abonné·es
Révolution permanente en Normandie
© PHOTO : DR

Vu du ciel, le jardin principal de Charles et Perrine Hervé-Gruyer fait penser à un délire de paysagiste. Des dizaines de variétés de légumes et de plantes médicinales poussent dans un joyeux mélange apparent sur de longues buttes de terre disposées en cercles concentriques. Un lit de paille – le mulch – recouvre le sol d’une toison dorée qui contraste avec le vert charnu des salades, le bleu violacé des fleurs de bourrache ou le vert profond des courgettes et de la menthe poivrée. Accroupi au milieu de cette abondance estivale, Charles Hervé-Gruyer plonge une main dans la terre qui se cache sous son mulch : si moelleuse et fraîche qu’elle donne envie d’y enfoncer tout le bras. Il n’est pas onze heures du matin, la chaleur est déjà pesante. La canicule sévit depuis une dizaine de jours et pourtant le jardin de 800 m2 n’a eu besoin que d’un peu d’eau. « L’été dernier, nous n’avons pas arrosé du tout » , se rappelle Charles. Le mulch fonctionne comme un manteau qui retient l’humidité dans le sol. En se décomposant, il le fertilisera. « Et ça sent la forêt. »

C’est plus qu’une sensation. La permaculture, technique agricole révolutionnaire que pratiquent les Hervé-Gruyer dans leur ferme biologique de l’Eure, consiste en premier lieu à redonner au sol le fonctionnement naturel d’une terre de forêt. Les végétaux en décomposition enrichissent l’humus en matières organiques. La faune du sol (lombrics, acariens…) remue et aère la terre en participant à cette décomposition. Point de labour, donc. « Chaque fois qu’on retourne une terre, on favorise l’oxydation de la matière organique, ce qui se traduit par une perte de carbone, explique Charles. Alors que notre pratique fonctionne comme un piège à carbone, qui entretient le taux de matière organique du sol, et sa fertilité avec. » Du coup, les tiges et feuilles des légumes récoltés sont souvent abandonnées au sol. « Elles seront boulottées par les lombrics, qui rapportent sous terre de quoi l’enrichir. »
Le couple, depuis 2006, cultive 1,2 hectare de terres au Bec-Hellouin. Un village prisé des touristes pour son abbaye millénaire et ses maisons typiquement normandes. Installée de part et d’autre de la rivière le Bec, la ferme ne dépare pas le décor avec ses toits de chaume, son portail en bois et son four à pain qui exhale le parfum de miches craquantes tous les mardis. Séduisant comme un caprice de néoruraux qui auraient englouti leurs économies pour jouer aux paysans…

Mais les résultats sont là. Après deux années de tâtonnements, Charles et Perrine découvrent la permaculture au gré de leurs lectures : « une quasi-révélation » pour Perrine. En 2010, deuxième année de récolte depuis cette conversion, « nous atteignons quatre-vingts paniers [^2] de fruits et légumes par semaine sur un demi-hectare effectivement cultivé », annonce Charles. Une productivité trois fois supérieure à celle communément constatée chez un maraîcher bio classique. Cela s’explique notamment par la remise en culture immédiate des buttes récoltées : rien ne sert de laisser la terre au repos puisque tout le système, ainsi que l’association quasi millimétrique de cultures (le joyeux mélange des légumineuses, racines, plantes médicinales), favorise l’enrichissement du sol et donc son rendement. Si la récolte, nécessairement manuelle, prend du temps, l’absence de labour, et même de désherbage, devenu inutile au fil du temps, déplace la charge de travail sur l’observation et la conception du système de culture par l’articulation de ses diverses composantes (la terre, l’eau, les plantes, la faune, le climat…).

La dernière création des époux Hervé-Gruyer est une « oasis de fertilité » installée il y a un an et demi en lieu et place d’un pâturage. Au milieu d’une mare qu’ils ont creusée et plantée de roseaux, deux îlots se font face. Sur le premier serpentent des buttes comme dans le premier jardin. Le pourtour accueille les cultures les plus gourmandes en eau, le sol étant irrigué naturellement par capillarité. Le deuxième îlot est planté de fèves, dont on attend encore la germination. Mais la particularité vient du sol, en expérimentation afin de reproduire la « terra preta » (terre noire) amazonienne : par l’incorporation lente et prolongée de copeaux de charbon de bois, ces sols hérités de l’époque précolombienne ont acquis une activité micro-organique si intense que leur rendement ne faiblit pas malgré les cultures.

En deux ans, nos néopaysans ont ainsi mis en place cinq espaces de cultures, qui occupent aujourd’hui un demi-hectare de la ferme. Un jardin hyperfécond où chaque élément dynamise la production d’aliments et la régénération permanente du sol : « Il y a des truites dans la mare, nous y avons vu arriver des hérons, des grenouilles – elles nous débarrassent des limaces. Des canards sauvages sont venus nicher, et il y a deux cents variétés de végétaux, résume Charles avec un enthousiasme inaltérable. D’année en année, nous observons ce qui marche, nous apprenons de nos erreurs, nous essayons de travailler avec les deux hémisphères de notre cerveau. »

Le reste des terres (0,7 ha) est réservé à l’élevage (poules, cochons, chevaux), à l’habitation et à la boutique, pour la vente. Sans oublier un centre de formation en cours de finition. La vaste maison, à l’architecture naturellement économe en énergie (conception bioclimatique) et réalisée entièrement en matériaux locaux, accueillera dès cet été des formations en partenariat avec l’association Savoir-faire et découverte. La permaculture fera partie du programme avec l’espoir que les résultats engrangés au Bec-Hellouin convaincront d’autres paysans.
Charles et Perrine s’enracinent ici après une première vie faite de voyages et d’expatriations. Perrine comme juriste internationale en Asie, et Charles comme marin, éducateur et réalisateur de films. Il a voyagé des années durant sur son vieux gréement, la Fleur de Lampaul , en compagnie de groupes de jeunes à la rencontre des peuples autochtones. « Je ressentais dans mes tripes le rapport tellement immédiat de certains peuples d’Amazonie avec la nature. J’en étais jaloux », explique-t-il. Originaire de Normandie, il a retrouvé une place d’autochtone au bord du Bec. Et Perrine s’est vite intégrée puisqu’elle est devenue conseillère régionale Europe Écologie en Haute-Normandie en mars dernier.

[^2]: La Ferme du Bec commercialise quasi exclusivement ses légumes en « paniers » Amap (environ 4 kg pièce).

Écologie
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