Deleuze, jubilatoire de A à Z

À l’occasion de ses 20 ans, Arte rediffuse une partie de « l’Abécédaire » du philosophe. Un exercice intellectuel passionnant sous forme d’entretien.

Jean-Claude Renard  • 30 septembre 2010 abonné·es

Claire Parnet a choisi un abécédaire. Et avancé les thèmes. À défaut de questions précises, Gilles Deleuze a réfléchi aux thèmes, car «  répondre à une question sans avoir réfléchi, c’est pour moi inconcevable. Ce qui me sauve, c’est la clause ». À savoir que « tout cela ne sera utilisé, si c’est utilisable, qu’après ma mort ». Dont acte. C’était en 1988. Deleuze avait toujours refusé la réalisation d’un film sur lui, mais plutôt accepté l’idée d’un film avec lui, et avec Claire Parnet, qui avait été son élève. Cet entretien-fleuve, long de sept heures trente, n’aura été ainsi diffusé que sept ans plus tard (sur Arte), après le suicide de Deleuze (le 4 novembre 1995), un film produit et réalisé par Pierre-André Boutang. Deleuze est face caméra, dans ce qui ressemble à un salon.

Au-dessus de lui est suspendu son chapeau. Claire Parnet est de dos. On aperçoit son visage dans le reflet d’un miroir. Fixée sur le philosophe assis dans un fauteuil, la caméra bouge très peu, alterne les plans italiens et les gros plans, dans lesquels on perçoit ses ongles démesurément longs. Boutang intervient parfois, claque des mains en guise de clap, d’une bobine l’autre. Un dispositif formel sans artifices.
Et l’abécédaire de s’ouvrir sur A pour animal. Rien de plaisant pour le philosophe, qui n’aime pas les chats, des « frotteurs », ni les chiens, dont « l’aboiement me paraît le bruit le plus stupide. Il y a une variété de cris dans la nature. L’aboiement, c’est la honte du règne animal » . Mais foin de formules lapidaires. Au fil de sa pensée, fasciné par l’univers des poux et des tiques, « des êtres aux aguets, comme les écrivains, les philosophes », Deleuze glisse sur l’idée de territoire, qui « relève de l’avoir ».

Lettre suivante. B comme boisson. Pour un « homme qui a beaucoup bu ». Boire, répond Deleuze, « c’est affaire de quantité »  ; c’est tout faire pour accéder au dernier verre, sans jamais cesser d’être au dernier verre, mais plutôt « au pénultième ». Au mot culture, dans une période de pauvreté, « ce n’est pas le fait de la pauvreté qui est gênant, c’est l’insolence ou l’impudence de ceux qui occupent les périodes pauvres. Ils sont beaucoup plus méchants que les gens géniaux. Et plus ils sont bêtes, plus ils sont contents ».

Dès lors, c’est l’idée de rencontre qui domine chez Deleuze, une ­rencontre au sens large, qui va des plieurs aux surfeurs, de Benny Hill à Losey. Tout ce qui interpelle. Loin d’une télévision « dont les vrais clients sont les annonceurs » , de l’édition qui n’entend que «  la rotation rapide des livres. […] C’est ça, la sécheresse, le symbole Pivot quoi, la disparition de toute critique littéraire au nom de la promotion commerciale ». Mais Deleuze se dit ni inquiet ni angoissé. « À toute période pauvre succède une période riche. Malheur aux pauvres alors ! »

Plus de sept heures seront nécessaires au défilement de l’alphabet. Égrenant D comme Désir, E comme Enfance, F comme fidélité (en termes d’amitié, « d’amis de la sagesse » ), G comme gauche, ou encore L comme littérature, P comme Professeur, R comme résistance, T comme tennis, avec un Björn Borg créateur christique, dans « le contraire des principes aristocratiques » , dans un « domaine de la variation des attitudes » … Du trivial au plus subtil.

Chaussant, déchaussant ses lunettes, poussant les sourires, Deleuze y décline sa vision de la philosophie, consistant à créer des concepts, en même temps qu’il livre des bribes de sa vie. Une cosmogonie évoquant le Douanier Rousseau ou la Commissaire, d’Alexandre Askoldov, Artaud, Verlaine, Kafka, la maladie et sa tuberculose, sa haine des conditions de voyage, la lutte pour toute jurisprudence, le désir, cet ­« ensemble » à appréhender comme «  la construction d’un agencement », le respect des droits de l’homme, ce « pur abstrait » , partie prenante « de la pensée molle d’une période pauvre » , au diapason des « nouveaux philosophes ». Un abécédaire décliné dans une espèce de simplicité de propos jubilatoire.

Médias
Temps de lecture : 4 minutes