« Des éclairs », de Jean Echenoz : Le siècle d’une lumière

Avec « Des éclairs », Jean Echenoz réinvente la destinée géniale et tragique de Nikola Tesla. Un grand roman.

Christophe Kantcheff  • 23 septembre 2010 abonné·es
« Des éclairs », de Jean Echenoz : Le siècle d’une lumière

Les premiers articles parus dans la presse en témoignent : les mêmes qui ont encensé le dernier pensum de Michel Houellebecq tissent des louanges au nouveau roman de Jean Echenoz, Des éclairs. Et tant pis si les deux esthétiques en présence s’opposent, sont même en contradiction. Là où la prose de Houellebecq patauge dans une grisaille impersonnelle au point de se confondre avec celle de Wikipedia, l’écriture d’Echenoz se reconnaît entre mille, soyeuse, ­espiègle, balancée, jouant avec le lexique et la syntaxe pour créer des couleurs, des ambiances, des accidents. Là où le premier tonitrue en vain sa prétention sociologique à dire notre époque, le second instille ­plaisamment quelques histoires éloquentes, en toute discrétion. Le « moraliste », en l’occurrence, n’est pas celui que l’on croit.

Après Maurice Ravel ( Ravel, 2006) et Émile Zatopek ( Courir, 2008), Jean Echenoz a de nouveau choisi un personnage réel pour nourrir le héros de Des éclairs, qu’il nomme Gregor . « Fiction sans scrupules biographiques, ce roman utilise cependant la destinée de l’ingénieur Nikola Tesla (1856-1943) et les récits qui en ont été faits » , dit la quatrième de couverture, qui signale qu’ainsi se clôt « une suite de trois vies ». Un artiste, un sportif, un scientifique. ­Impossible ici de dénouer tout ce qui relie ces trois personnages. Mais on ne peut qu’être frappé par la grande solitude, outre son génie inventif, que Gregor a en commun avec Ravel, et par l’importance du contexte socio-­historique, qui agit autant sur le scientifique que sur l’athlète.

Echenoz s’amuse, dans un chapitre inaugural, à faire naître Gregor par une nuit d’orage, quelque part dans le Sud-Est de l’Europe. Le vent ayant éteint les bougies de la maison, on ne saura pas à quelle heure, avant ou après minuit, et donc quel jour, le bébé a été mis au monde, malgré la lueur intermittente des éclairs. « Naissance hors du temps, donc, et hors de la lumière… » Gregor sera l’homme de la lumière. Mais il restera étranger à son temps.

Des éclairs, c’est l’histoire d’un surdoué. Surclassant rapidement ses pairs en matière scientifique, on l’envoie vers l’Ouest, et c’est sur le sol américain, le pays des nouvelles frontières, qu’il vivra son existence d’inventeur. Gregor est un savant fou : il tourne à 300 idées minute, uniquement obsédé par ses illuminations techniques, toujours à grande échelle. Il commence par un coup de tonnerre : l’invention du courant alternatif, qui permet une large diffusion de l’électricité. Mais d’emblée Jean Echenoz met en relief les difficultés auxquelles Gregor ne cessera de se heurter : la jalousie, et le besoin de financements.

Ainsi, Thomas Edison, qui, lui, n’a trouvé que le principe du courant continu, tente de discréditer la découverte de Gregor, en en montrant la dangerosité. Il fait ainsi électrocuter en public des chats, puis une éléphante d’âge mûr, enfin met au point la première chaise électrique, sur laquelle on exécute, dans des souffrances horribles, un condamné à mort. Ces pages sont à elles seules un petit ­chef-d’œuvre d’humour noir. Emblématiques de ce roman plutôt terrifiant derrière ses pages au sourire narquois. Emblématiques aussi de cette société au capitalisme triomphant, où la concurrence et la rivalité des intérêts font coïncider un formidable progrès avec une machine de mort.
Gregor n’est certainement pas en harmonie avec cette société-là. Sans doute est-il en avance sur son temps, et lui-même va-t-il trop vite, ne s’arrêtant pas sur ses multiples intuitions pour leur donner forme (qui iraient jusqu’à celle de « l’Internet » !). Surtout, il ignore le profit, néglige le brevetage de ses inventions. Et, plus fort que tout – ou pire que tout, pour un investisseur –, son plus grand projet crève le plafond du désintéressement : il fournirait de l’énergie à volonté, gratuite pour tous. Inutile de dire qu’il ne verra jamais le jour. À sa manière, radicalement orgueilleuse, Gregor est un utopiste, à visée universelle. ­Doublé d’un inadapté de la vie.

Son seul plaisir sociable est de se produire dans des happenings électriques, à grand renfort de tubes lumineux et d’étincelles spectaculaires, qui font frémir le public. Du haut de son ­double mètre, raide, cassant, antipathique, Gregor est un homme seul ; sans femme, sans personne. Le chapitre 14 (le roman en compte 28, courts, ramassés, presque comme de petites nouvelles) est un condensé de sa personnalité. Au début, Gregor renonce à une fortune colossale à laquelle ses découvertes lui donnent droit. À la fin, il recueille un pigeon blessé, qu’il parvient à soigner (les pigeons : héros incontestables du bestiaire de ce livre). Le savant fou a peu à peu des allures de savant délirant. Son comique involontaire laisse place à sa part tragique, insondable, ténébreuse. Des éclairs donne une dimension vertigineuse, via Gregor, à la figure de Nikola Tesla, qu’aucune biographie ne saurait rendre. Des éclairs est l’un des plus beaux romans de Jean Echenoz.

Culture
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