Et la vie a enfin changé…

Dans le Nordeste, région qui concentre la majeure partie de la pauvreté du Brésil, les programmes du gouvernement ont spectaculairement amélioré la condition de millions de personnes.

Patrick Piro  • 30 septembre 2010 abonné·es

On imagine Quitéria da Silva prête à déclarer sa gratitude, à l’image de ses voisins. Après cinq années de lutte, cette cinquantaine de familles « sans-terre » ont enfin obtenu du gouvernement, en 2004, un hectare chacune à cultiver avec une petite maison en dur en périphérie de la ville de Petrolândia, dans l’État du Pernambouc, bordée par le puissant fleuve São Francisco, qui fait frontière avec l’État de Bahia. C’est l’une des régions les plus pauvres du Nordeste brésilien, et marquée par les problèmes de terre. À partir des années 1950, la construction d’une demi-douzaine de barrages hydroélectriques a provoqué le déplacement de dizaines de milliers de personnes, chassées de leurs villages par la montée des eaux dans les lacs de retenue. Aujourd’hui encore, certaines familles sont toujours en conflit avec les autorités afin d’obtenir une réinstallation décente.

Il y a quelques mois, l’électricité est arrivée chez Quitéria, des poteaux alignés ostensiblement au milieu de la route de terre, avec des dérivations raccordant scrupuleusement chaque habitation ; enfin, l’eau courante : depuis la veille, une pompe la hisse d’un puits creusé au bout de la rue – fini la ronde des camions-citernes.
Mais Quitéria, huit enfants en bas âge sur les bras, a la tête ailleurs, aux prises avec son drame familial : son compagnon, qui la battait, est parti, en emportant « tout », y compris la citerne à eau, ­indispensable dans ce pays soumis à l’aridité. Tout, sauf la petite carte jaune qui donne accès aux subsides de la bourse famille, qu’elle a pris soin de confier à une amie quand la relation a tourné au vinaigre. Elle lui permet tous les mois de retirer 134 réaux (environ 60 euros), via le guichet de la loterie nationale de Petrolândia. Elle achète des aliments, quelques fournitures scolaires, une paire de chaussures. « Avec les enfants, je n’ai pas la possibilité de m’absenter pour travailler. C’est cette bourse qui sauve mes enfants. Lula est plus qu’un père pour nous… »

On entend des éloges du même genre dans tous ces foyers humbles, presque tous bénéficiaires de la bourse famille, créée en 2003. Modeste somme, comprise entre 60 et 160 réaux environ, selon la situation de la famille, « mais sans elle, on ne s’en tirerait pas », résume Erileide Xavier, dont la famille n’a d’autres revenus que le produit de la vente des fruits d’une petite terre – 500 réaux mensuels.

Des programmes d’aide, le Nordeste en a connu. Zé Luiz dos Santos, fils d’une famille indigène de dix enfants, se souvient que de l’argent était annoncé, ponctuellement, quand une nouvelle sécheresse frappait le pays. « Mais il arrivait parfois avec ­quatre mois de retard, et nous devions donner en échange trois jours de travail par semaine à creuser des puits pour de l’eau qui n’était jamais pour nous. »

La bourse famille, bien plus novatrice, se distingue des programmes d’assistance qui l’ont précédée. D’abord par son caractère massif : en 2010, elle profite à près de 12 millions de foyers, soit théoriquement la totalité de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté, défini à 137 réaux de revenus mensuels par membre.
Ensuite, par la nature des contreparties : la famille s’engage à l’assiduité scolaire des enfants ainsi qu’à tenir à jour leurs vaccinations. « Nous avons vu la fréquentation des écoles s’accroître, témoigne Edilson Fracelino, instituteur à Custódia, petite ville du Pernambouc. De nombreux parents ont compris que leur enfant n’est pas “payé” pour aller à l’école, mais qu’il s’agit d’un atout pour son avenir. »

Entre autres dispositions originales, c’est la femme (sauf cas particulier) qui est seule habilitée à retirer l’argent de la bourse famille : il est amplement vérifié qu’il sert alors en priorité à couvrir les nécessités premières du foyer. Ensuite, la gestion du programme a été directement déléguée aux municipalités par l’échelon fédéral, court-circuitant les anciens circuits clientélistes organisés dans les États. « Et puis, grâce à la carte, on retire l’argent sans avoir à quémander auprès d’un potentat local, qui sélectionnait et hiérarchisait les ayants droit selon ses intérêts », souligne Alcides Coelho, ancien député fédéral du Parti des travailleurs (PT, parti de Lula), qui cumule plus de trente-cinq ans de lutte aux côtés des paysans du Nordeste.

Avec plus de 55 milliards de réaux [^2] distribués de 2003 à 2009, la bourse famille a organisé le plus vaste transfert monétaire jamais pratiqué au Brésil au profit des populations pauvres – l’un des plus importants programmes de lutte contre la pauvreté au monde. « Très bien, mais s’il s’agit d’une béquille permanente, on n’est guère avancés… Il faut embrayer sur un développement social réel », s’inquiète pourtant Lourival Simões, maire de Petrolândia (Parti de la République, PR, allié au PT), 32 000 habitants, dont les deux tiers touchent la bourse.
De fait, cette dernière n’est pas l’unique outil d’intervention sur la pauvreté instauré sous l’ère Lula. Levier plus puissant encore, estiment les analystes : la hausse du salaire minimum, qui a fait un bond impressionnant de 200 à 510 réaux en huit ans (avec une inflation réduite). L’impact de cette augmentation, qui ne se limite pas aux basses rémunérations : de nombreuses prestations sociales sont indexées sur cet indice, et même l’économie informelle s’y réfère.

Un autre programme, « lumière pour tous », a presque éclipsé la bourse famille par sa popularité. Lancé en 2003, il vise à combler la fracture énergétique en milieu rural. En 2010, 12 millions de familles ont été gratuitement raccordées au réseau électrique. Pour Toy Tuxá, « c’est carrément révolutionnaire ! Une vache, du lait, un réfrigérateur, et c’est le début d’une activité économique ».

Toy Tuxá est l’un des dirigeants de la communauté indigène Tuxá, près de 200 familles relogées dans un lotissement en béton de la petite commune de Rodelas, sur la rive côté Bahia du São Francisco, à la suite de l’inondation de ses terres en 1988 par le barrage d’Itaparica. Mais qui restent à ce jour sans terres viables à cultiver ! Il y a dix mois, un décret a enfin octroyé aux Tuxá 4 300 hectares illégalement occupés au bord du fleuve, mais l’expropriation traîne. « Nous espérions voir la fin de plus de vingt ans d’injustice sous ce gouvernement, qui ne s’est pas assez engagé, à notre avis », regrette Toy Tuxá. La critique s’arrête là. « Qui aurait imaginé, il y a huit ans, un pauvre avec un compte en banque et une mobylette ?, demande-t-il. Grâce aux places réservées aux indigènes dans les universités, j’ai un cousin qui étudie la médecine à Cuba. Des études supérieures… Impensable pour nous ! »

Selon l’Institut de recherche Ipea, ce sont les 10 % de la population les plus pauvres qui ont vu leur niveau de vie s’accroître le plus au Brésil pendant les années Lula. « On ne voit pratiquement plus de miséreux dans la rue, remarque Rita Câmara, l’une des animatrices de la jeune association Orgânica, sise à Petrolândia, et qui appuie des projets d’agroécologie au sein de communautés démunies. Et il est de plus en plus difficile de trouver des jeunes filles qui acceptent de laver le linge pour trois sous. Les gens font leurs prix, choisissent leurs boulots… » Question de dignité. C’est aussi en son nom que des bénéficiaires commencent à rendre leur carte de bourse famille, comme Cleide Saba il y a deux ans : « Notre situation s’est améliorée, et d’autres pourraient en avoir besoin. » Pour Juciane Balbino, « c’est pour bientôt ». Elle vit à Agrovila 1, l’un des hameaux de ­ « réins­tallés » des barrages, près de Petrolândia. En 2005, elle regroupe quelques femmes qui se sentent l’audace de créer un petit jardin maraîcher bio, malgré les sourires de leurs hommes, « pour améliorer l’alimentation, qui manque souvent de légumes par ici, et vendre un peu ».

Un succès. L’initiative a été copiée dans la région, soutenue par une loi de 2009 qui impose qu’au moins 30 % de l’en-cas des écoles soit directement fourni par des agriculteurs familiaux locaux, avec priorité aux productions bios – un marché tenu jusque-là par l’industrie agroalimentaire.
Le gouvernement Lula a également facilité l’accès à de petits crédits pour nombre de personnes qui n’avaient jamais mis les pieds dans une banque. Ainsi, sur la commune de Floresta, à proximité de Petrolândia, une douzaine de paysans en manque de terre pour nourrir leurs familles sont-ils parvenus à investir depuis l’an dernier dans une petite unité d’aquaculture.
Il est un impact des huit années de gouvernement Lula qui ne laisse pas de trace directe dans les statistiques socio-économiques : une lente émergence de la confiance des plus démunis dans leur chance, et même l’envie de croire en la politique. À Petrolândia, Zé Luiz dos Santos a réuni un jour de 2008 une quinzaine de copains « afin de représenter les ruraux dans la dèche aux municipales. L’élection, on l’a vue comme un moyen de changer nos vies ». Il est aujourd’hui conseiller municipal de Petrolândia, ainsi que l’un de ses amis.
À Rodelas, Emanuel Ferreira, maire nouvellement élu (PCdoB, un des partis communistes brésiliens, allié au PT) est intarissable sur les quarante-huit ans de clientélisme de droite qui ont précédé, mais surtout sur les déblocages dont sa commune a bénéficié depuis l’arrivée en 2007 de Jacques Wagner (PT) à la tête de l’État de Bahia – services sanitaires, sociaux, éducatifs, économiques, etc. « Les politiques publiques arrivent enfin à la base, la population trouve même cela parfois suspect ! Nouveauté également, nous sommes invités, dans les municipalités, à débattre des orientations avec l’échelon de l’État et du fédéral. »

Selon ses détracteurs, à droite comme à gauche, la bourse famille et une partie des programmes qui l’accompagnent sont de simples mesures d’assistance. Et elles n’ont pas fait évoluer les structures du pouvoir, génératrices des profondes inégalités qui n’ont pas disparu au Brésil (voir encadré), souligne Cândido Grzybowski, directeur de l’Institut d’analyse Ibase et cofondateur du Forum social mondial, qui tempère cependant les critiques. « Il a permis aux plus pauvres, qui sont dans une situation tellement déplorable, d’accéder à la consommation. Peut-être fallait-il en passer par là. C’est en deçà de mes espérances, mais c’est une avancée indiscutable compte tenu des rapports de force politique dans le pays. Lula a semé des graines. »

[^2]: Environ 25 milliards d’euros.

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