L’écologie avant l’heure

En refusant un monde
« où les hommes vont trop vite » et en prônant le respect de la nature, Henry David Thoreau, dont on réédite « Walden », avait cent cinquante ans d’avance
sur son temps.

Claude-Marie Vadrot  • 30 septembre 2010 abonné·es
L’écologie avant l’heure
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Quel plaisir de lire ou de relire la nouvelle traduction du livre essentiel, publié en 1854, du poète-naturaliste-philosophe américain Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois. Ouvrage qui reste la bible des écologistes américains, mais a franchi depuis des lustres les frontières états-uniennes. L’auteur, né en 1817 et mort en 1862 à Concord (Massachusetts), est connu aussi bien pour ses écrits naturalistes ou philosophiques que pour avoir inventé la non-violence et la désobéissance civile, refusant de payer ses impôts à un État qui acceptait l’esclavage et menait une guerre contre le Mexique. Il inspira aussi bien Tolstoï, avec lequel il correspondait, que Gandhi, Martin Luther King ou José Bové, qui le cite souvent. Dans son récit des quelques années qu’il passa à vivre « naturellement » dans une cabane qu’il avait construite sur les bords du lac Walden, il commence par dénoncer « l’esprit commercial des temps modernes et son influence sur le caractère politique, moral et littéraire des nations » – extrait du discours dérangeant qu’il fit en quittant l’université de Harvard à l’âge de 20 ans, en prônant « la résistance individuelle à un gouvernement et à des lois injustes » . De ses années dans les bois, il affirme qu’elles représentent un temps « pendant lequel [sa] vie elle-même était une distraction », et il conclut, au terme de sa longue retraite, que « ce sont les amateurs de luxe et de dissipation qui définissent les modes que le troupeau suit avec zèle ». La lecture de Thoreau trouve à chaque chapitre d’étranges résonances avec les premières années du XXIe siècle, d’où la nécessité de refaire de Walden un ouvrage de référence.

L’homme, qui fut aussi jardinier – toute sa vie il cultiva un jardin –, précepteur, gardien des villas de ses amis ou instituteur, n’avait rien d’un ours ou d’un sauvage, et n’oppose jamais l’homme et la nature. Il n’est en aucun cas le bon sauvage un peu benêt ou hypocrite de Jean-Jacques Rousseau. Il raconte joliment que, dans sa maison en bois de la forêt, il y a trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié et trois pour la société ; et lorsque les visiteurs sont plus nombreux, ils restent debout. Ses rapports avec la nature sont simples, sains et admiratifs, mais il admet qu’il est logique d’en vivre. Lorsque le long d’un chemin proche de sa maison, dont il raconte en détail la construction, il teste des cerises sauvages pas très goûteuses, il assure que c’est par simple politesse envers la nature. Et il ajoute, en s’expliquant longuement et en les énumérant, que « n’importe quel objet naturel peut procurer la compagnie la plus douce et la plus tendre, la plus innocente et la plus encourageante ».
Tout en faisant bien comprendre que vivre dans la nature n’est pas un luxe d’intellectuel mais simplement un choix permettant de prendre du recul sur un monde « où les hommes vont trop vite ». Au XIXe siècle…

Il fait, en contradiction avec les lamentations de ses contemporains, le même éloge de la pluie, du vent, de la neige ou des orages que du soleil. Tous bénéfiques pour le jardin qui lui permet de vivre et de varier ses menus à base de poissons tirés de la rivière ou du lac, tout proches. Dans sa cabane, il est évidemment, et le raconte dans une langue extraordinaire, à l’écoute de tous les bruits, aussi bien celui de charrettes paysannes que celui des trains qui passent non loin plusieurs fois par jour, des « engoulevents [^2] qui psalmodient leurs vêpres perchés sur une souche proche de la maison » , ou encore des sérénades nocturnes des grands ducs. Il est bien sûr à l’affût des animaux qui traversent son royaume : loutres, écureuils roux, ratons laveurs, tous les oiseaux de jour et de nuit, orignaux [^3], renards, lièvres ou lapins, et même chats redevenus sauvages. Des pages de descriptions minutieuses pour des espèces dont il explique « qu’il est remarquable que tant de créatures vivent, libres, sauvages et pourtant en secret, dans les bois et parviennent encore à se nourrir au voisinage des villages et connus des seuls chasseurs ».
Depuis sa cabane, Thoreau nous invite à une réflexion passionnante et imagée sur l’économie, la politique, la nature, les faits divers et sur une écologie qui n’existait pas encore. De sa conclusion on peut retenir une phrase : « Les choses ne changent pas, c’est nous qui changeons. »

[^2]: Oiseau qui se nourrit surtout de papillons de nuit.

[^3]: L’orignal est la version nord-américaine de l’élan européen.

Idées
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