Les facultés mises en concurrence

La politique d’autonomisation et de regroupements en pôles d’excellence impose un système à deux vitesses qui renverse les principes d’égalité entre établissements et entre étudiants sur le territoire.

Ingrid Merckx  • 30 septembre 2010 abonné·es
Les facultés mises en concurrence
© PHOTO : DE SAKUTIN/AFP

Difficile de savoir quelle est la date officielle de la rentrée universitaire 2010. En réalité, il n’y en a plus vraiment. Certaines facs ont déjà fait leur rentrée, ­d’autres ont commencé leur prérentrée, ­d’autres parlent du 4 octobre… Tout dépend des établissements, des filières, des cycles… Globalement, les étudiants sont déjà dans les amphis – 1,3 million à l’université cette année sur 2,35 millions d’étudiants tous établissements confondus – mais pas partout.

Deux raisons à cela : les universités s’organisent de plus en plus indépendamment les unes des autres, et la ministre Valérie Pécresse a annoncé avant l’été la mise en place d’un 10e mois de bourse. Pour que les étudiants puissent en bénéficier, il leur faut justifier de dix mois de présence à la fac. D’où, en partie, des prérentrées organisées dès le mois de septembre. « Ce qui relance le débat autour du calendrier universitaire et rappelle l’absurdité de la semestrialisation, souligne Emmanuel Saint-James, enseignant en informatique à Paris-VI et président de Sauvons la recherche. Pour comprendre les logiques à ­l’œuvre, il faut remonter à la réforme LMD [licence, master, doctorat] de 2004 et, plus loin encore, au Processus de Bologne. »

Signé en 1999 par 46 pays y participant en coopération, celui-ci visait la création d’un espace européen de l’enseignement supérieur d’ici à 2010. Nous y sommes. « L’idée, c’était de découper le calendrier en semestres afin qu’un étudiant venant de l’étranger pour six mois puisse passer ses examens avant de rentrer. D’où des interruptions de cours de trois semaines chaque semestre. C’est aberrant : on ne parvient pas à savoir combien d’étudiants étrangers seraient concernés ; ils pourraient passer les examens en rentrant grâce aux conventions interuniversités, et cette contrainte oblige tout le monde à concentrer le programme sur un trimestre. Beaucoup décrochent… »
En Allemagne, certaines universités ont décidé de revenir au système antérieur, par cursus. Un tel recul n’est pas encore envisagé en France, où la massification des étudiants dans les universités sans moyens supplémentaires alloués au secteur et la circulation d’étudiants étrangers sans harmo­nisation des parcours concourent à désorganiser les enseignements. Tandis que l’université est brocardée pour ses résultats insuffisants…

Mais le problème numéro un en cette rentrée, un an après le mouvement inédit qui a agité plus de 80 campus en 2009, c’est l’installation d’un enseignement supérieur à deux vitesses. Conséquence d’un choix politique : en 1990, Lionel Jospin, ministre de l’Éducation, lançait le plan Université 2000, prévoyant de rééquilibrer ­l’offre universitaire dans l’Hexagone en fonction d’un schéma d’aménagement du territoire : en gros, une université par département. En 2010, Valérie Pécresse annonce que 90 % des universités seront autonomes au 1er janvier 2011 et décide d’identifier dix pôles universitaires d’excellence. Et ce, moyennant des regroupements qui font grincer des dents. Quel sera le rôle des universités hors pôles – une région sur deux ? Et qu’en disent les présidents des établissements concernés ?

« Doter la France de quelques campus à forte visibilité internationale à la gouvernance rénovée ; soutenir d’autres initiatives d’excellence (valorisation, laboratoires, instituts hospitalo-universitaires) en leur donnant les moyens financiers nécessaires pour se hisser au meilleur niveau international et s’ouvrir sur leur environnement économique par des partenariats féconds… » , annonçait le projet de loi de finances 2010. Appliquant sa lettre de mission, Valérie Pécresse poursuit cette politique de regroupements pour remonter dans le fameux « classement de Shanghaï », qui, début août, ne retenait que 7 universités ou grandes écoles tricolores parmi les 200 meilleures mondiales. Logique qui revient à déshabiller les unes pour habiller les autres. « En 2010, les universités bénéficient directement de 138 millions d’euros supplémentaires pour leur *seul fonctionnement par rapport à 2009 » , s’est-elle félicitée.* « Faux, s’exclame Emmanuel Saint-James, la ministre fait des opérations en retirant ici pour rajouter là, mais le budget ne bouge pas. » Ce qui a d’ailleurs valu à la France une critique de l’OCDE sur le mode : la France doit dépenser plus pour l’éducation. Tandis que les pôles d’excellence se positionnent pour des ­budgets bonus via des dispositifs tels qu’« opération campus » et « grand emprunt ».

Onze milliards d’euros du grand emprunt devraient ainsi être consacrés à l’enseignement supérieur. Les présidents des établissements sélectionnés ont intérêt à jouer le jeu, les autres se demandent comment ils vont ­joindre les deux bouts. Cette politique de regroupements a fait l’objet d’une critique de la Cour des comptes. Dans un rapport publié le 8 juin, celle-ci a mis en évidence « le manque de cohérence » des différents dispositifs visant la restructuration de la carte universitaire, et a estimé la clarification « indispensable pour concilier l’émergence de sites d’excellence d’envergure internationale avec une recomposition plus large visant l’ensemble des établissements et des territoires, notamment les plus fragiles » . Et la Cour des comptes d’enfoncer le clou : « Alors que les dispositifs de regroupements et de coopération se sont multipliés, les modalités de leur rationalisation et leur articulation n’ont pas été définies », conduisant à « la concurrence entre les structures en termes d’activités ainsi que de captation des financements » , ainsi qu’à « la recherche de l’effet d’aubaine dans les dotations ».

« Les écarts se creusent entre universités et grandes écoles, et entre les universités de sciences dures et les universités de sciences humaines et sociales » , alerte Pascal Binczak, président de Paris-VIII Vincennes. Cette logique a des répercussions jusque dans les filières du fait du développement de filières d’élite du type « bi-lence », licences renforcées, rapprochements avec les grandes écoles et classes préparatoires, et de la professionnalisation de certains cursus, avec stages en entreprises à la clé. Les réformes engagées par Valérie Pécresse n’entraînent pas qu’un chamboulement dans l’offre d’enseignement supérieur sur le territoire, elles signalent un changement de philosophie : « L’Université française repose encore en théorie sur deux principes fondamentaux dans l’accueil des étudiants, l’absence de sélection par le niveau et par les moyens financiers » , rappelle Claire-Akiko Brisset dans l’Université et la recherche en colère (voir encadré). Pour combien de temps ? « Les mécanismes de péréquations entre universités ne jouent pas, signale Pascal Binczak. Ils reposent en partie sur l’attribution de bourses aux étudiants, de plus en plus sévères d’ailleurs. Paris-VIII, par exemple, où bon nombre d’étudiants sont salariés ou étrangers, et donc non-boursiers, n’en profite pas. » Le budget moyen par étudiant et par an varie de 5 000 à 12 000 euros. Paris-VIII est à moins de 5 000 euros. « Et si Paris-VIII venait à disparaître, où iraient les jeunes du quartier de la fac, issus en majorité de milieux défavorisés ? Va-t-on vers l’exclusion d’une partie de la population du système universitaire ? »

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