« Cette crise sociale peut devenir politique »

Malgré le vote au Sénat du projet de loi sur la réforme des retraites, la mobilisation continue. Selon Annick Coupé, un affrontement central avec le gouvernement est nécessaire. L’Union syndicale Solidaires a gagné en crédibilité, elle a le pouvoir d’élargir le débat.

Thierry Brun  • 14 octobre 2010 abonné·es
« Cette crise sociale peut devenir politique »

Politis : L’Élysée et le gouvernement ont précipité l’examen et le vote des mesures les plus importantes du projet de réforme des retraites. Le pouvoir vous met devant le fait accompli. Quelle est votre réaction ?

Annick Coupé : Cette stratégie de l’Élysée au Sénat est la suite de ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale le 15 septembre. Nicolas Sarkozy a accéléré le calendrier pour faire passer le message aux syndicats et aux salariés mobilisés que la loi serait adoptée en l’état. Il n’y a plus rien à faire et il est inutile de continuer à mobiliser… C’était clair dans la voix du porte-parole de l’UMP, Dominique Paillé, qui s’est chargé de diffuser ce message le week-end dernier.
_ Depuis le début du mouvement, le gouvernement pensait que sa réforme passerait facilement en martelant ce qu’il présentait comme du bon sens : « On vit plus vieux, il est donc normal de travailler plus longtemps. » Il avait établi un plan de communication et un calendrier sur mesure avec un projet de loi prêt avant l’été et un débat très resserré dès le début du mois de septembre en pensant qu’il n’était pas possible qu’il y ait des mobilisations importantes. Or, ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale et au Sénat ne décourage pas les gens d’aller manifester et de faire grève. Bien au contraire, cela augmente leur colère sur le thème : « Ils nous prennent vraiment pour des imbéciles ! » Ils perçoivent aussi le caractère antidémocratique de l’action gouvernementale, qui n’hésite pas à tirer les ficelles à l’Assemblée nationale et au Sénat, comme si les députés et les sénateurs étaient des marionnettes !
De plus, nous sommes dans une situation où Nicolas Sarkozy, ­maître d’œuvre de cette réforme, est très isolé. Aucun syndicat ne soutient cette réforme, il n’a pas réussi à ­mettre un coin dans le front syndical. Les grèves et les mouvements sont durables, et le soutien de l’opinion publique continue, même au lendemain du vote au Sénat des mesures d’âge. Ce soutien est très fort, y compris avec la dimension de radicalisation de la mobilisation.

Une fois adopté, le projet de loi ne risque-t-il pas plutôt de décourager, voire de diviser, les organisations syndicales ?

Nous sommes face à un gouvernement méprisant et arrogant. Et l’on peut ajouter que certaines des déclarations de Nicolas Sarkozy le sont aussi, notamment lorsqu’il déclare que, une fois la réforme adoptée, les Français seront contents et diront merci ! C’est une provocation de plus qui nourrit la colère sociale et le bras de fer avec le gouvernement. Parmi les raisons pour lesquelles les gens descendent dans la rue et font grève, même si c’est difficile, il existe aussi l’idée qu’il faut mettre un coup d’arrêt à cette politique menée au service des riches. Ils ont pris conscience que le contenu de cette réforme est profondément injuste, en particulier pour les salariés qui ont les conditions de travail les plus difficiles, les salaires les plus bas, pour les femmes qui subissent déjà de fortes inégalités, etc.
L’idée que l’on ne pouvait pas réformer autrement pour financer les retraites a été battue en brèche. Les mobilisations et le travail accompli par les organisations syndicales ont réussi à retourner cette affirmation en expliquant que l’on est dans un pays riche et que c’est une question de répartition des richesses. De plus, les conditions de travail dégradées, ainsi que l’usure physique ou psychique au travail, sont entrées en force dans le débat sur les retraites et font que les gens ne se voient pas travailler jusqu’à 62, voire 67 ans. Les salariés savent aussi que beaucoup d’entre eux ne travaillent plus et ne travailleront pas à 62, 63 ans. Le gouvernement a fait une propagande très idéologique et il s’est heurté à la réalité du monde du travail.

Est-ce suffisant pour affirmer avec l’intersyndicale que vous pouvez encore gagner ?

Aujourd’hui, ce qui l’emporte, c’est l’exaspération. Il y a quelque chose de l’ordre du : « On ira jusqu’au bout ! », un peu de fierté et de dignité. On ne peut pas se laisser mépriser à ce point-là par un gouvernement qui ne cède rien et qui en vient même à bafouer la démocratie. Le fait d’avoir inversé l’ordre des articles de loi au Sénat, cela veut dire qu’un gouvernement se permet de tripatouiller les débats, de ne même pas respecter le formalisme de la démocratie parlementaire.

On a rarement vu un mouvement aussi long dans le temps, avec un soutien populaire constant, y compris sur le principe de grèves reconductibles. Nous entrons dans une période décisive, dans une situation où les grèves reconductibles peuvent s’étendre, alors que le soutien aux mobilisations continue et qu’il y a encore des millions de personnes dans la rue. Cette crise sociale peut s’articuler avec une crise politique, c’est la question qui se posera dans les jours qui viennent.

Depuis le début des intersyndicales nationales, vous aviez estimé qu’il fallait durcir le rapport de force avec le gouvernement. Les événements ne vous donnent-ils pas raison ?

Dès le début, nous avons analysé cette réforme des retraites comme un enjeu social important, notamment parce que Nicolas Sarkozy en a fait le marqueur du quinquennat. L’enjeu des retraites, c’est aussi celui de la protection sociale. On sait que depuis plusieurs années le Medef et les assurances privées disent qu’il faut en finir avec le système de retraite par répartition : c’est un magot financier très important qui leur échappe. Au-delà même des mesures sur les retraites, nous avons là un enjeu de société central, qui pose la question des priorités qu’on se donne collectivement : la solidarité ou les profits ? C’est un enjeu de fond de la politique de Nicolas Sarkozy, et c’est pour cela que nous disons depuis le début que l’on ne gagnera pas sur l’affaire des retraites sans un affrontement central avec le gouvernement, parce que lui-même en fait une question centrale pour sa politique.

L’analyse était différente dans les confédérations syndicales, en particulier la CGT et la CFDT…

La CGT et la CFDT ont toujours été très prudentes et ont souhaité rester sur le strict terrain syndical. Pour nous, Nicolas Sarkozy a fait de cette réforme un enjeu politique pour sa majorité, pour casser ce qui demeure du programme du Conseil national de la Résistance. Il est celui qui veut en finir avec ce qui reste des systèmes de solidarité dans notre pays, des droits sociaux. Nous constatons que la construction du rapport de force nous oblige à aller au-delà de grèves de 24 heures, nous devons construire un mouvement d’ensemble, une grève générale pour faire reculer Sarkozy… sinon, nous ne gagnerons pas !

On a vu des cortèges de Solidaires importants dans les grandes villes lors des dernières mobilisations. Assiste-t-on à une montée en puissance ?

On a effectivement constaté cela : sans doute avons-nous acquis une certaine crédibilité au-delà de nos seuls militants et adhérents, parce que nous avons depuis le début du mouvement des explications claires et une ligne de conduite cohérente. On n’a jamais affirmé qu’il suffisait de dire « grève générale ! » pour que cela se fasse. On a été clairs en expliquant qu’il fallait mettre cette idée en perspective, qu’il fallait construire ce mouvement, le discuter avec les salariés et avec les autres syndicats, dans les entreprises, les départements, etc. C’est d’ailleurs ce qui se passe cette semaine dans beaucoup d’endroits où la question de la grève reconductible se discute largement et se met en œuvre.

En même temps, on a toujours tenu le cap de l’unité d’action. On n’a jamais lâché cet aspect car c’est indispensable pour donner confiance aux salariés et donner du poids aux actions interprofessionnelles. C’est parfois difficile dans le cadre de l’intersyndicale nationale…

Certes, Solidaires est une jeune organisation, avec des forces encore limitées, mais, ces dernières années, nous nous sommes développés et apparaissons bien comme une organisation nationale interprofessionnelle qui existe durablement dans le ­paysage syndical. L’Union syndicale Solidaires s’est renforcée après chaque mouvement social important, après 1995, 2003 [réforme Fillon sur la Fonction publique] ou 2007 [réforme des régimes spéciaux], ou lors des mobilisations contre le CPE. Mais, ce qui est intéressant, c’est de voir que les débats portés par Solidaires sur le rôle du syndicalisme ou les stratégies d’action existent aussi dans les autres organisations syndicales, notamment à la CGT.

Cela veut dire qu’il y a une place dans ce pays pour un syndicalisme de lutte, de transformation sociale, avec des pratiques moins institutionnalisées, en lien direct avec les salariés. Nous ne prétendons pas avoir la réponse à tous les défis posés au syndicalisme…

Avec la construction de Solidaires, nous voulons faire en sorte que ces débats s’élargissent dans le pays et avec d’autres organisations syndicales. Nous voulons qu’existe un pôle syndical qui n’ait pas renoncé à la lutte de classes, à la transformation sociale et au rapport de force.

Temps de lecture : 8 minutes