Pourquoi les jeunes sont entrés dans le combat

Chômage, injustice sociale, discriminations : la jeunesse a imposé ces questions de société dans le conflit sur les retraites. Le point de vue de trois spécialistes.

Pauline Graulle  • 28 octobre 2010 abonné·es
Pourquoi les jeunes  sont entrés dans le combat

Étudiants, lycéens, jeunes ­déscolarisés… Tous ensemble contre le projet Sarkozy ! Pourquoi cette mobilisation unitaire qu’on n’attendait plus ? Politis a fait appel à trois chercheurs spécialistes de la jeunesse. Tous estiment qu’au-delà des retraites c’est la question de l’emploi qui revient avec force sur le devant de la scène. Ils dessinent aussi le portrait d’une classe d’âge (et sociale) déterminée à s’engager dans un mouvement durable, mais sans grand espoir de trouver une porte de sortie.

Lutte de classes ou de générations ?

Gérard Mauger, sociologue, directeur de recherche au CNRS

Les jeunes générations sont confrontées à court terme à un accès (inégalement) problématique au marché du travail, qui se traduira par le chômage, la précarité, le déclassement. Or, la réforme des retraites leur promet une retraite elle aussi différée et paupérisée. Denis Kessler, ex-président du Medef, avait promis de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » . Nicolas Sarkozy et le gouvernement s’y emploient, condamnant les jeunes à subir un retour en arrière historique de la condition salariale. Faut-il voir dans cette nouvelle étape d’une révolution conservatrice la conséquence d’un conflit entre une « génération sacrifiée » et la « génération gavée » des soixante-huitards, comme voudraient le faire croire de modernes « experts » ? Ce serait méconnaître les conflits de classes internes aux générations. Ensuite, les jeunes, aux côtés des ouvriers, se battent contre l’oligarchie financière – et ses porte-parole politiques et médiatiques – qui tente d’imposer au salariat d’aujourd’hui et de demain sa contre-réforme. Les jeunes générations en lutte ne s’y trompent pas en résistant à l’avenir qui leur est promis dans la solidarité intergénérationnelle, c’est-à-dire aussi dans la solidarité salariale. Trop vite enterrée, la lutte des classes redevient explicite : d’où ces autocollants omniprésents dans les manifestations : « Je lutte des classes ! »

Lutter pour se sentir acteur de sa vie

Patricia Loncle, politologue à l’École des hautes études en santé publique

Les jeunes diplômés sont certes moins exposés au chômage que ceux de certains quartiers populaires où près d’un jeune sur deux est sans emploi. Mais les chiffres du chômage des 18-25 ans, déjà parmi les plus hauts d’Europe, ont explosé avec la crise. Parallèlement, on note l’absence de réelles politiques de la jeunesse. Martin Hirsch, nommé haut-commissaire aux Solidarités après les émeutes de 2005, avait lancé des pistes intéressantes mais elles sont restées lettres mortes. La dernière mesure d’envergure pour les jeunes remonte donc à la mise en place des missions locales en… 1982-83 ! Les contrats aidés qui se succèdent depuis des années ou les écoles de la deuxième chance sont des réponses intéressantes mais trop parcellaires. Seule une réforme structurelle, qui conduirait notamment à faire en sorte que les entreprises arrêtent de discriminer les jeunes, serait efficace.

Actuellement, les jeunes prennent conscience de l’absence de droits sociaux à leur égard. Ils ressentent fortement l’injustice sociale, accentuée par l’affaire Bettencourt, emblème du creusement des inégalités. Au-delà, la mobilisation est aussi une manière d’affirmer leur autonomie : pour ces jeunes, dont beaucoup sont condamnés à rester chez leurs parents faute d’indépendance financière, cette mobilisation leur permet de se sentir, temporairement, acteurs de leur propre vie.

Plus de rage qu’en 2005 et 2006

Alain Bertho, anthropologue, professeur à l’université Paris-VIII-Saint-Denis

Les affrontements qui ont marqué la mobilisation lycéenne se distinguent des précédents (le CPE en 2006, la protestation contre les lois Darcos en 2008) sur plusieurs plans. D’abord, on constate dans les villes populaires une conjonction entre une partie des lycéens et ceux qu’on nomme les « casseurs » pour en découdre avec la police. Cet élargissement du socle de la rage s’ancre dans un vécu commun de la jeunesse populaire : tous ces jeunes subissent depuis des années contrôles au faciès, regards apeurés des adultes, discriminations… Autre élément nouveau : les jeunes sortent de leurs cités pour conquérir les centres-villes, par exemple à Lyon, à Dijon ou à Saint-Denis. Enfin, cette rage est encore plus « grave » qu’en 2005, où les émeutes étaient aussi l’occasion de se retrouver dans une ambiance presque festive. Désormais, ces jeunes affrontent la police sans peur, ni paroles, ni humour.

Ce qui me semble très préoccupant, c’est que ces jeunes sont toujours aussi seuls face au pouvoir. Depuis 2005, aucun discours autre que disciplinaire n’a émergé qui pourrait transformer leur violence en paroles et leur colère en revendications. Ils grandissent dans une relation à l’État qui est du registre de la guerre, comme ne cesse de le proclamer Nicolas Sarkozy, et non du droit.

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