Comment les industriels exploitent le doute

Aux États-Unis, des groupes de pression organisent de pseudo-débats sur le changement climatique ou les propriétés cancérigènes du tabac pour semer la confusion dans la population.

Noëlle Guillon  • 18 novembre 2010 abonné·es

« Les électeurs ne pensent pas qu’il y ait un consensus sur le changement climatique dans la communauté scientifique. Si le public en venait à penser que les faits scientifiques sont établis, leurs opinions sur le changement climatique en seraient bouleversées. » La phrase est tirée d’un rapport rédigé par un artiste de la communication politique, Frank Luntz. Remis en 2002 à George W. Bush, ce rapport montre bien l’intérêt de manipuler les électeurs pour éviter toute remise en cause des modes de pensée et donc des comportements. Derrière cet objectif, il y a une machine de destruction massive de la méthode scientifique par des industriels. Une usine à exploiter le doute, élément constitutif de la pratique scientifique saine.

L’économiste Claude Henry, professeur à Sciences-Po et à l’université de Columbia à New York, parle de « snipers » et évoque « une fusée à trois étages » . Premier étage : des organisations écrans, The Alexis de Tocqueville Institution, The Heartland Institute ou The Advancement of Sound Science Coalition, largement inconnus. Au second étage : des groupes qui, eux, sont bien connus, DaimlerChrysler, Ford, General Motors et surtout ExxonMobil.

Entre les deux, en guise de lien : des scientifiques aux parcours impressionnants. Robert Jastrow, astrophysicien, ancien directeur du Goddard Institute for Space Studies de la Nasa, William Nierenberg, physicien nucléaire, ancien assistant général de l’Otan pour les affaires scientifiques, mais surtout Fred Seitz, physicien, président dans les années 1960 de l’Académie des sciences américaine, ou encore Fred Singer, physicien et ancien responsable scientifique du département américain des transports. Leur mission ? Servir les intérêts des industriels au sein de groupes pseudo-scientifiques. Du lobbying qui cache son jeu, puisqu’il est très réglementé aux États-Unis. Et ça marche.

Le réseau a émergé dès la controverse sur les propriétés cancérigènes du tabac. Face à la panique touchant leur force de vente, American Tobacco et Philip Morris créent les premières organisations écrans dès les années 1960. The Advancement of Sound Science [la « vraie science »] Coalition et le Heartland Institute commencent à recruter des snipers de luxe, dont Fred Seitz et Fred Singer. Suivront d’autres croisades. Celle concernant l’initiative de défense stratégique, la « guerre des étoiles » de Reagan, puis l’environnement et le climat.

Leur méthode : amener le débat partout où il pourra être visible. Tribunes dans les journaux, débats télévisés, congrès aux allures scientifiques, fabrication de faux mouvements spontanés de citoyens, les moyens en jeu sont colossaux. « On assiste à l’utilisation des ressources rhétoriques contre les ressources scientifiques, dans le but de faire durer de manière artificielle le débat et de bloquer la prise de décision. Avec une opinion divisée, rien ne passe. Il suffit de voir à quel point ça a pu fonctionner pour la loi sur le climat d’Obama » , analyse Claude Henry. Stéphane Foucart, auteur d’une enquête [^2] très complète sur le sujet, constate l’efficacité du processus : « En octobre 2009, seuls 57 % des Américains estimaient que le changement climatique était une réalité, et 36 % que l’homme en était la principale cause ! Ils étaient respectivement 71 % et 47 % en avril 2008 » , écrit-il. Et de citer un mémo interne d’une compagnie de tabac, Brown et Williamson, en 2007 : « Le doute est ce que nous produisons, en ce qu’il est le meilleur moyen de rivaliser avec l’ensemble des faits présents à l’esprit du public. » Les sommes investies sont de plusieurs dizaines de millions de dollars chaque année.

Et en France ? Pour l’instant, aucune machination de cette ampleur n’a été mise au jour. « Nos sceptiques sont d’ailleurs faciles à démonter, rien à voir avec les Américains. Pas une faille dans leur discours » , pointe Claude Henry. À tel point que les industriels européens et français semblent avoir décidé de tout miser sur le levier américain. Le Climate Action Network Europe vient de montrer dans un rapport que Lafarge et GDF-Suez, entre autres, ont financé des sénateurs américains ouvertement climato-sceptiques ou opposés à la loi sur le climat. Pour pouvoir arguer ensuite de l’impossibilité de passer d’un effort de réduction des émissions des gaz à effet de serre de – 20 % à – 30 % en 2020, pour cause de non-engagement des États-Unis. Pervers, mais pas encore de snipers. À noter cependant, l’intérêt de certains industriels pour la fondation voulue par Claude Allègre, Écologie d’avenir. « Contacté par le Réseau action climat (RAC) France, Alsthom s’est en effet déclaré intéressé pour y participer à des débats sur des enjeux techniques » , révèle Marc Mossalgue, du RAC. À moins que le récent rapport de l’Académie des sciences ne pèse dans la balance de leur gestion du risque d’image.

[^2]: Le Populisme climatique, Denoël, 320 p., 19 euros.

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