Contrôle aux frontières : la France hors-la-loi

Depuis 2006, les interpellations de sans-papiers dans une zone transfrontalière sont soumises à une législation européenne que la France persiste à enfreindre. Enquête à la frontière franco-espagnole.

Jean Sébastien Mora  • 11 novembre 2010 abonné·es
Contrôle aux frontières : la France hors-la-loi
© Photo : Velez/AFP

En bon élève, le ministre de l’Immigration et de l’Intégration vient de livrer ses résultats en matière d’expulsions pour les neuf premiers mois de l’année : 21 384 reconduites à la frontière. Mais, après la polémique suscitée par l’affaire des Roms, Éric Besson reste très discret sur les pratiques pour le moins obscures de l’administration sur le terrain. D’autant que, depuis juin, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) restreint les possibilités d’interpellation de la France à ses frontières, notamment dans « la bande des vingt kilomètres ». L’affaire a débuté en mars 2010, après que deux migrants, Melki et Abdeli, ont soulevé l’inconstitutionnalité de leur interpellation devant un juge des libertés. Arrêtés à la frontière franco-belge, ces sans-papiers ont fait valoir que l’article 78-2, alinéa 4 du code de procédure pénale français, justifiant leur interpellation, était contraire au traité de Lisbonne et au principe de libre circulation des personnes dans la zone Schengen.

Saisie lors de cette affaire, le 22 juin 2010, la CJUE rappelait à l’ordre la France pour non-respect de ses engagements communautaires, en vigueur depuis 2006. L’arrêt de la Cour du Luxembourg s’accompagnait d’une menace d’amende de 10 millions d’euros. « La Cour européenne refuse à la France le droit de contrôler systématiquement aux frontières car cette pratique nie la notion d’espace Schengen. Les contrôles doivent absolument être justifiés par une réquisition du procureur qui stipule en détail la date et l’heure du contrôle » , explique Laurence Hardouin, avocate au barreau de Bayonne à la frontière franco-espagnole. Les juges des libertés tiennent désormais compte de cette disposition législative lorsqu’ils évaluent la validité d’une interpellation. Ainsi, depuis juin 2010, le nombre d’arrestations de sans-papiers est en baisse dans les zones transfrontalières.

Mais à Perpignan et dans le Roussillon frontalier de l’Espagne, où comme ailleurs les interpellations de sans-papiers ont diminué, la préfecture cherche en parallèle de nouvelles dispositions légales pour parvenir à ses fins. Des pratiques policières toujours plus douteuses ont vu le jour : le 9 juillet 2010, la cour d’appel de Montpellier a sanctionné la police de l’air et des frontières (PAF), qui, prétextant des contrôles routiers, menait des contrôles d’identité systématiques dans la fameuse bande des vingt kilomètres.

Le zèle de la police française s’appuie aussi sur le nouveau contexte de menace terroriste. Début septembre, Miguel, un Équatorien d’une quarantaine d’années, est présenté devant le juge des libertés du tribunal de Perpignan. Arrêté dans la bande transfrontalière, il s’apprêtait à quitter la France pour l’Espagne. À l’audience, sans réquisition d’un procureur, l’ordonnance de son expulsion du territoire mentionne la lutte antiterroriste. En d’autres termes, c’est grâce au plan Vigipirate, au niveau « rouge » depuis juillet 2005, que les policiers ont procédé à l’arrestation de Miguel et contourné les exigences de Bruxelles. « Le procès-verbal de mon interpellation ne détaille en aucune façon les circonstances particulières ayant conduit les forces de police à procéder au contrôle de mon identité » , regrette Miguel par la voie de son interprète lors de l’audience. Il n’a pas vraiment le profil d’un terroriste, mais le juge des libertés valide son interpellation. « Une dizaine de recours de sans-papiers ont été déposés à la cour d’appel de Montpellier, sans succès , souligne à son tour Clémence Viannaye, salariée de la Cimade au CRA de Perpignan. Nous voudrions aller en cassation pour obtenir la condamnation de ces pratiques d’interpellation. »

Autre bizarrerie, au tribunal de grande instance (TGI) de Perpignan, les juges interprètent partiellement l’arrêt de la CJUE, refusant d’en étendre la portée à l’ensemble des lieux visés par la loi : bande des vingt kilomètres de la frontière terrestre mais aussi gares, ports et aéroports ouverts au trafic international. Cette « omission » facilite considérablement l’interpellation d’un migrant dans les gares et les aéroports du Roussillon, car les contrôles n’y sont toujours pas justifiés par une réquisition du procureur. Plusieurs sans-papiers ont également porté cette anomalie devant la cour d’appel de Montpellier, en vain, encore. « La dernière solution reste un pourvoi en cassation , explique Clémence Viannaye. Mais c’est une démarche difficile, car peu de migrants restent en contact avec nous une fois sortis de rétention. » Sans compter que la nouvelle loi sur l’immigration d’Éric Besson, approuvée au Parlement le 12 octobre, amende déjà l’article 78-2, alinéa 4 du code de procédure pénale. Un article qui sera certainement modifié lors de la prochaine réforme de la procédure pénale voulue par Michèle Alliot-Marie.

Lors des dernières journées parlementaires de l’UMP, fin septembre à Biarritz, la garde des Sceaux nous répondait, au sujet du TGI de Perpignan : « Il n’y a rien d’anormal dans le fait que l’arrêt de la CJUE soit interprété différemment dans les juridictions de l’Hexagone. » À l’inverse, Michèle Alliot-Marie affirmait avec certitude « qu’il n’est pas possible de prononcer un arrêté de reconduite contre un sans-papiers interpellé dans le cadre du plan Vigipirate » . Les jours suivants, nous faisions parvenir à son cabinet cinq exemplaires d’une délibération du TGI de Perpignan contredisant cette version des faits. Vraisemblablement mal à l’aise dans ce dossier, Éric Besson, lui, nous renvoyait vers son cabinet en reconnaissant « ne pas vouloir répondre de peur de faire une erreur de chiffre » . Son chargé de communication, Nicolas Boudot, affirmant à sa place que « les choses sont rentrées dans l’ordre » .

Depuis ces entretiens rassurants, la situation sur le terrain laisse penser que la France n’est toujours pas prête à se conformer à l’esprit de Schengen. Que ce soit à Bayonne ou à Perpignan, ces dernières semaines, le nombre d’interpellations s’est accru ; les procureurs ont augmenté la fréquence de leurs réquisitions, revenant de fait à une situation dans laquelle les contrôles étaient systématiques. « Les préfectures cherchent à satisfaire les exigences de quotas imposées par le ministère de l’Immigration , explique Laurence Hardouin, mais nous venons de déposer un pourvoi en cassation. Forts de l’arrêt de la CJUE, nous continuerons ce bras de fer juridique. »

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