« La science est socialement située »

Quelle est la fonction du doute en science ? Tour d’horizon d’une pratique ancrée dans la société avec Dominique Pestre, historien des sciences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Noëlle Guillon  • 18 novembre 2010 abonné·es

Politis : La science « pure » se présente comme l’équilibre entre dogmatisme et relativisme exagéré, et subordonne le progrès à l’exercice du doute. Quelle est la place du doute dans la pratique effective de la science ?

Dominique Pestre : Le doute fait partie du discours habituel que les scientifiques tiennent sur eux-mêmes. Il s’agit de l’énoncé d’une norme positive extrêmement importante. Pour autant, son application en pratique est plus problématique. La science est une pratique collective, les collaborateurs, sur certains sujets, peuvent être des milliers. Personne ne peut ­remettre en question tout ce qu’il lit et vérifier tous les arguments. L’activité fondamentale est alors le choix d’accorder sa confiance ou sa défiance à tel énoncé ou tel collègue. La remise en cause systématique, la position du Galilée moderne, est une posture purement rhétorique classique. Un Allègre qui ne veut pas croire des conclusions énoncées par un large consensus dans une structure comme le Giec (qui n’est pas pour autant exempt de débats et de réflexions internes) n’agit pas au nom de la science, mais de la croyance profonde. Le doute ne dit rien des motivations de son porteur.

Le doute scientifique est-il pris d’assaut par la critique moderne de la science, qui a pris son élan notamment à la suite de la contestation sociale de Mai 68, et par l’émergence d’une anarchie de la science avec la philosophie postmoderne ?

La thématique du doute est particulièrement ancienne dans les sciences. D’un côté, la remise en cause de la science a notamment été attaquée dès les Lumières par les progressistes contre le conservatisme et l’Église. De l’autre, leur discours reposait sur le postulat que la science a forcément raison car elle repose sur le doute. Maintenant, il faut bien décrire ce qui se passe depuis cinquante ans. La critique n’émerge pas de théories mais de faits sociétaux concrets. Historiquement, on assiste à une contestation qui touche en partie la science, mais ne se limite pas à celle-ci. Elle réagit à des enjeux de santé publique, d’environnement, de nucléaire. A-t-on raison de ­prendre de tels risques ? La trajectoire de la technoscience, de plus en plus présente, impose des « progrès » sans consulter les citoyens. Or, différents groupes sociaux ont le droit de s’y opposer.

Face à la naissance récente d’enfants nés d’ovules congelés, le professeur Nisand balaie les questions éthiques de la sphère médicale et scientifique en disant : « Les médecins proposent, la société dispose. » N’y a-t-il pas de place pour la morale dans le doute des scientifiques ?

L’argument énoncé est d’une banalité effroyable depuis le XVIIIe siècle. Les scientifiques seraient ainsi « irresponsables », ou seulement responsables de faire progresser le savoir, que la société intérioriserait ou non. Cet argument rhétorique est historiquement faux. Les scientifiques ne font pas que proposer des théories. Étant liés à des industriels, ils font aussi circuler des produits. Cela participe d’une technicisation. Les scientifiques refont la société, car les produits en question deviennent partie prenante de la société et recomposent le monde. C’est seulement ensuite que le corps social est éventuellement appelé à légiférer. Mais les objets de la science se trouvent en circulation, et leurs effets se font sentir avant cette intrusion d’autres corps sociaux. D’autre part, il faut garder à l’esprit que les scientifiques sont avant tout des êtres humains. Ils travaillent en fonction de ce qui leur semble bien et pas seulement en fonction de ce qui leur semble vrai. C’est une distinction importante, la pratique de la science est aussi une question de valeurs. Il suffit de voir les liens entre scientifiques et militaires ! Il est faux de dire que la science offre un savoir ­neutre. Elle est socialement située.

Face à des controverses sociotechniques, les citoyens ont de plus en plus la volonté de s’approprier les questions de morale. L’arbitrage politique n’induit-il pas une distorsion du temps des débats scientifiques, qui ne peuvent plus s’inscrire dans le long cours ?

Encore une fois, les scientifiques sont dans le monde et le façonnent. Ils ne peuvent demander à en être exclus. Le problème n’est donc pas que la science aurait sa ­propre temporalité qui serait perturbée par ­d’autres sphères, mais l’inverse. C’est à la société de demander des temps de réflexion. Il est normal que le politique demande des comptes à la science. C’est elle qui est en cause dans les phénomènes problématiques, on lui demande légitimement de prendre le temps de les résoudre. Dans cette activité, le politique doit décider d’actions dans le cadre d’échéances sociales normales. Pour cela, il convoque non pas des scientifiques en tant que tels, mais des experts détachés du monde scientifique, au milieu d’autres types d’experts non scientifiques. L’expertise n’est pas la science. Elle ne procède pas avec les mêmes méthodes. L’expert doit en effet répondre à une question précise qu’on lui pose, il n’a pas la liberté de son champ d’étude. Il est donc pris dans un cadre, temporel entre autres, mais pas uniquement, qui n’est pas celui de la science.

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