Le sucre qui adoucit la vie

La coopérative Manduvirá produit du sucre bio grâce au commerce équitable. Et améliore considérablement la situation de la population.

Sophie Chapelle  • 4 novembre 2010 abonné·es
Le sucre qui adoucit la vie

« Aujourd’hui, il y a beaucoup de monde dans les locaux ; c’est normal : le vendredi, c’est jour de paie. » Bianca est la toute nouvelle recrue de la coopérative Manduvirá, située à Arroyos y Esteros, au Nord-Est d’Asunción, la capitale du Paraguay. Elle s’occupe des relations extérieures de la structure, dont le succès va grandissant. Manduvirá est en effet la seule coopérative paraguayenne à produire et à exporter du sucre bio et équitable, principalement en Europe mais aussi en Asie et dans plusieurs pays d’Amérique latine. En l’espace de dix ans, le nombre de coopérateurs est passé de 190 à 1 500. « Nous avons eu la certification commerce équi­table en 2004, et cela a changé beaucoup de choses » , relate Bianca.

Nous frayant un passage au milieu des producteurs, elle nous emmène au bureau qu’elle partage avec Andrés Gonzales Aguilera. La cinquantaine, cet ancien agriculteur devenu directeur de Manduvirá se réjouit de la présence à l’international de la coopérative : « Aujourd’hui, Arroyos y Esteros est connu comme le berceau mondial du sucre bio. Tout le monde pensait qu’il était impossible au Paraguay qu’un petit groupe de producteurs parvienne à exporter sans intermédiaire son propre sucre bio et équitable dans le monde entier. Nous l’avons fait. »

Dans ce pays entièrement tourné vers l’exportation de produits agricoles, il aura en effet fallu pas mal d’audace pour s’imposer face aux gros opérateurs. « Lorsque la coopérative a été fondée en 1975, c’était surtout une coopérative d’épargne et de crédit, rappelle Andrés. Ce n’est qu’en 1982 que nous sommes aussi devenus une coopérative de production. » En 1994, l’obtention par la coopérative du label bio permet de franchir une nouvelle étape. À l’époque, les producteurs de Manduvirá vendent leur canne à Oti SA, l’unique usine de transformation de la région. Rapidement, les grèves de producteurs se multiplient car, forte de son monopole, Oti SA paie la canne 30 % au-dessous du prix du marché et commercialise toute la production. « En 2003, nous avons décidé de travailler avec une autre usine, Censi y Pirotta, à 90 km d’ici, pour briser ce monopole , explique Andrès. Comme cette usine n’a pas la certification bio, nous ne lui vendons pas notre canne, elle se contente de la transformer. La canne reste donc notre propriété, et c’est nous qui la commercialisons. »

En 2004, Manduvirá obtient le certificat commerce équitable. Dans la foulée, la coopérative crée au sein de ses locaux un service de contrôle, récemment rejoint par Ada Zaraté Ibarrola. Cette jeune ingénieure agronome supervise aujourd’hui cinq inspecteurs qui assurent une surveillance régulière des 4 700 hectares de Manduvirá et des 800 producteurs membres. Ada nous conduit à quelques kilomètres du siège, où des travailleurs s’activent à la coupe. Sur la route, des employés chargent la canne sur des remorques. « Pour que le camion vienne jusqu’ici il doit pouvoir emporter au minimum 17 tonnes » , précise Ada. Le long d’un chemin de terre rouge, les cultures de canne à sucre, de manioc, de sésame, de pois, de fruits et de maïs défilent, mises en œuvre essentiellement par des petits propriétaires terriens disposant en moyenne de deux à trois hectares. « Manduvirá encourage depuis des années à pratiquer la diversification et la rotation des cultures , relate Ada. C’est essentiel pour la fertilisation des sols mais aussi pour l’indépendance des producteurs. »

Sur le sol d’un des champs partiellement coupés, on peut voir la couverture végétale de feuilles de canne séchées. Elle permet de maintenir la fertilité et l’humidité du sol. La brûler, c’est prendre le risque de perdre la certification. À quelques mètres, des coupeurs aiguisent leur machette. « La coupe s’effectue manuellement une fois par an, de juin à décembre , explique Ada. Aucune chimie n’est permise. » Au quotidien, son équipe assiste les producteurs dans l’amélioration des rendements de la canne à sucre. « Nous sommes passés de 1 500 tonnes en 2006 à 5 500 tonnes en 2007 , précise-t-elle. Mais, l’année dernière, la production s’est effondrée du fait de la sécheresse. »

Malgré ces aléas, les membres de Manduvirá assurent être les mieux payés du pays. Rémunérés à la tonne coupée, les employés peuvent gagner jusqu’à 50 000 guaranis par jour (7 euros environ), soit deux fois le revenu minimum. « En entrant sur le marché du commerce équitable, nous avons pu payer le double du prix du marché aux producteurs, qui bénéficient également d’une prime » , s’enthousiasme Ada.

Les habitants rencontrés à Arroyos y Esteros témoignent que la coopérative a véritablement transformé la vie d’une bonne partie de la ville. Les fonds communautaires de Manduvirá ont notamment permis l’ouverture d’un cabinet dentaire et médical à prix réduit pour la population. Une initiative qui prend toute sa valeur dans un Paraguay au système de santé déficient. « Avant son ouverture, les habitants devaient faire 90 km jusqu’à la capitale pour se faire soigner, ça change la vie » , mentionne Lourde Bonitez, une des cinq médecins employés par Manduvirá. Au cours de l’assemblée générale annuelle, l’ensemble des membres décident de la manière dont ils vont réinvestir la prime. Des voitures et des motos ont ainsi été achetées pour les visites des techniciens aux producteurs les plus isolés. Un tracteur a été mis à disposition des producteurs.

« Nous achetons également des équipements scolaires et des médicaments pour les enfants des producteurs, renchérit Andrés. Un des objectifs de la coopérative est de vraiment améliorer la vie. » Plus récemment, elle a décidé d’acheter un terrain en vue d’y créer sa ­propre unité de transformation, afin de s’assurer une indépendance quasiment totale. « Le lancement de cette usine permettrait la création de milliers d’emplois , explique Andrés, c’est toute la région d’Arroyos y Esteros qui en bénéficierait. »

L’argent fait encore défaut pour cet investissement, il faudra des prêts bancaires pour compléter la mise de la coopérative. Mais la volonté est là, et Bianca se met aussi à rêver, comme les autres employés : « J’aimerais vraiment être encore présente en 2012, pour fêter l’ouverture prévue de l’usine. » « Ici, les petits producteurs ont toujours été soumis aux grands groupes, renchérit Andrès. Si nous y parvenons, ce sera une révolution économique et sociale dans la région. »

Écologie
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