L’éternel fléau de l’abstention

Plus de la moitié de l’électorat a boudé les élections de mi-mandat. Au-delà de l’incapacité d’Obama à mobiliser, c’est un problème endémique de la société américaine. Par notre correspondant.

Alexis Buisson  • 11 novembre 2010 abonné·es

Mercredi 3 novembre, 13 heures. Barack Obama se présente devant un parterre de journalistes dans la luxueuse East Room de la Maison Blanche. Le président américain a la mine des mauvais jours : la veille, son parti a perdu la majorité à la Chambre des représentants et au moins 6 sièges au Sénat lors d’une élection législative cruciale pour le restant de son mandat. Le décalage avec l’euphorie qui balayait l’Amérique deux ans plus tôt, quasiment jour pour jour, est cruel. « Il y a des élections excitantes, d’autres qui vous rendent modeste. Quel que soit le vainqueur, chaque élection rappelle que le ­pouvoir réside non pas entre les mains des élus, mais chez ceux que nous avons l’honneur de servir » , dit-il, ajoutant plus tard dans un acte de contrition publique : « Je ne souhaite à aucun président une déroute comme celle-là. »

Barack Obama pourra sans doute se rassurer – ou se désoler – du fait que le verdict des urnes, le 2 novembre, reflète celui d’une minorité de l’électorat américain. Selon l’Associated Press (AP), à peine 42 % des électeurs se seraient rendus à l’isoloir, et l’abstention aurait progressé dans près de la moitié des États, selon une autre source. « En réalité, c’est la participation la plus élevée pour une élection de mi-mandat depuis 1982 , précise, un brin de dépit dans la voix, Thomas Patterson, professeur à Harvard et auteur de The Vanishing Voter , un livre sur les causes et les conséquences de la participation électorale. Tous ceux qui disent que la démocratie américaine va bien se trompent. »

Les chiffres définitifs de la participation ne seront connus que le mois prochain, sitôt les votes à distance comptabilisés, mais déjà les statistiques préliminaires montrent qu’une fois de plus la majorité n’a pas fait l’élection dans l’une des plus grandes démocraties du monde. Historiquement, les élections de mi-mandat, qui servent à renouveler tous les deux ans une partie du Congrès, des gouverneurs d’État et d’autres postes législatifs et administratifs aux niveaux fédéral et local, peinent à passionner les foules. La participation, qui était relativement élevée au XIXe siècle, a commencé à décliner au début du XXe, au moment de l’introduction partielle de l’obligation d’inscription sur les listes électorales pour limiter le ­double vote.

De modestes pics de participation se produisent néanmoins en période de crise économique. En 1982, elle approche 40 % des Américains en âge de voter – plus de 41 % des électeurs inscrits – de même qu’en 1994, lorsque l’électorat plonge le président démocrate de l’époque Bill Clinton dans les affres de la cohabitation. Mais de manière générale, quand elles ne sont pas couplées à une élection présidentielle, les « midterms » ne mobilisent pas plus de 38 % des Américains en âge de voter.

L’introduction de nouvelles mesures pour inciter l’électorat à voter n’a pas suffi à éradiquer la tumeur. En 1993, le National Voter Registration Act (NVRA) a allégé la procédure d’inscription sur les listes électorales. Malgré tout, la participation continue de chuter. En 2006, elle n’était plus que de 37 % des Américains en âge de voter, contre 47,3 % en 1962. « De petites choses ont été faites ces dernières années, mais cela n’a pas boosté la participation » , déplore Justin Phillips, professeur de sciences politiques à l’université Columbia. « Le problème de l’abstention existe depuis un siècle, ajoute Michael McDonald, spécialiste de la participation électorale à George Mason University. Il est endémique. »

Pour certains, l’abstention résulte de la complexité de l’élection de mi-mandat, mille-feuille de scrutins fédéraux, fédérés et locaux. Dans l’État de New York, les électeurs étaient ainsi appelés à voter lors du même scrutin pour des parlementaires nationaux, un gouverneur d’État, leur nouvelle assemblée législative, le procureur général et le contrôleur des finances de l’État…

Pour ne pas arranger les choses, chaque État fixe ses propres règles électorales. Ainsi, certains autorisent-ils l’inscription sur les listes le jour même, alors que d’autres exigent un délai ; dans certains, il est possible de voter de 6 h du matin à 21 h, et une extension est même prévue par la loi, alors que dans d’autres les bureaux de vote ne sont ouverts qu’une partie de la journée. « On a l’impression qu’ils ne veulent pas que les citoyens votent » , s’indigne Sandra Davila, primo-votante new-yorkaise.

Néanmoins, pour la plupart des observateurs, le problème ne réside pas dans les difficultés de procédure, mais dans la santé civique déclinante du pays. Les études sur la question montrent que la participation des jeunes et des populations pauvres et non éduquées est faible. Or, avec des taux de réussite en baisse à la sortie du lycée, des universités coûteuses donc difficilement accessibles pour les étudiants les plus modestes, et une crise économique qui paupérise la classe moyenne, les perspectives ne sont guère encourageantes. « L’évaluation de la santé civique 2010 » de la National Conference of Citizenship (NCoC), un organisme fédéral dont l’objectif est de promouvoir l’engagement civique aux États-Unis, montre en particulier que la génération dite « du millénaire » (16-30 ans) est moins engagée que celle des ­« baby-boomers », qui a grandi dans le tumulte politique des années 1960. Les premiers sont en effet moins susceptibles que leurs aînés de parler politique avec leurs proches, de s’engager dans des groupes scolaires et de voter (même s’ils font davantage de volontariat).

À cela s’ajoute la baisse constante de la confiance des Américains dans leur gouvernement. Selon le Pew Research Institute, elle atteint à peine 20 % aujourd’hui, soit le taux le plus faible enregistré par l’institut en quarante ans d’observation. Conséquence du recul de l’identification partisane ces trente dernières années, la montée en puissance de ce que les Américains appellent la « negative politics » (soit la politique des attaques sur les personnes), exacerbée par le sensationnalisme médiatique ambiant et l’impression lancinante que la politique est impuissante face aux problèmes du quotidien.
« Ce n’est pas une question de procédure puisque l’inscription sur les listes a été grandement facilitée ces trente dernières années. Les problèmes sont beaucoup plus larges , s’emporte Curtis Gans, spécialiste des élections à American University. La majorité des jeunes Américains grandissent dans des familles où l’on ne vote pas ; le système éducatif se délite, de même que l’enseignement de l’éducation civique ; la société fait la promotion de valeurs libertaires ; nos médias de masse transforment les citoyens en consommateurs… La liste est longue. »

Le 2 novembre, ceux qui n’ont pas voté auraient-ils une fois de plus déterminé l’issue de l’élection ? Selon une étude du Pew publiée fin octobre, la plupart des abstentionnistes se disent « démocrates » (54%), 51% d’entre eux ont même une opinion favorable de l’administration Obama.
Un constat d’autant plus difficile à admettre que les conséquences de ce non-vote massif sont lourdes pour Barack Obama. Les grandes réformes prévues pour la seconde partie de son mandat, comme l’immigration, l’éducation ou l’énergie, seront plus difficiles à réaliser avec une Chambre des représentants contrôlée par les Républicains. Certains d’entre eux ont même affiché leur intention de défaire la réforme du système de santé, réalisation-phare de la première moitié de la présidence démocrate.

Malheureusement, lorsque les chiffres définitifs de l’abstention seront connus, l’attention médiatique autour des élections sera retombée. Et une fois de plus la majorité silencieuse le restera.

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Une société debout
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