La nuit où mourut Pinelli…

Adriano Sofri, ex-leader de Lotta Continua, revient sur le décès de l’anarchiste Giuseppe Pinelli à Milan en 1969, l’une des premières victimes de « la stratégie de la tension ».

Olivier Doubre  • 9 décembre 2010 abonné·es
La nuit où mourut Pinelli…
© Photo : AFP

Milan, vendredi 12 décembre 1969, 16 h 37. Une bombe – déposée par des néofascistes manipulés par une frange des services secrets italiens liée à la CIA – explose dans le hall de la Banque de l’agriculture, qui borde la piazza Fontana, à deux pas du célèbre Duomo. Bilan : 17 morts et 88 blessés. C’est le premier « massacre d’État » d’une longue série. Très vite, la population milanaise se rassemble en silence devant la banque dévastée. Mais tout aussi rapidement – moins de deux heures plus tard –, le préfet de Milan puis le ministre de l’Intérieur, à Rome, attribuent tout de go l’attentat, sans que l’enquête policière ait réellement commencé… aux anarchistes.

La stratégie de la tension, conçue dès 1967 lors de « journées d’études » à l’École de police de Rome qui ont réuni un grand nombre de hauts gradés des différents corps des forces de l’ordre et des services secrets, venait de se mettre en action. Objectif : créer un climat de peur et d’insécurité, susciter un désir d’ordre, de régime autoritaire, afin de contrer le fort mouvement de contestation ouvrière et étudiante qui secoue l’Italie depuis 1968. En particulier, à la rentrée 1969, d’immenses grèves paralysent le pays pendant près de deux mois. Ce que l’on a appelé « l’automne chaud ».

Adriano Sofri, ancien leader du groupe gauchiste Lotta Continua, l’un des plus inventifs en termes de modes d’action, de slogans et de graphisme, écrit plus de trente ans après : « Pour nous tous, et surtout pour la grande majorité de nos jeunes militants, fervents et purs, le massacre de piazza Fontana avait apporté une terrible nouvelle qui tenait en ces quelques mots : certains étaient disposés à détruire des vies, y compris des gens sans défense et sans drapeau ; et si vraiment ce massacre était une réponse sournoise aux luttes des ouvriers et des étudiants, une réponse à l’automne chaud, il s’ensuivait nécessairement que le souci de ces morts innocents, la justice rendue à ces morts et la défense des autres victimes menacées par la férocité réactionnaire nous incombaient directement. […] Fini le jeu, la joie, la loyauté : l’âge adulte avait commencé dans l’horreur et la détermination… » Et de poursuivre, amer, ce terrible constat : « Tout ce qui se produisit dans les heures suivantes nous apparut comme l’inévitable prolongement du massacre et de sa genèse : la piste rouge, les accusations contre les anarchistes, la déploration du désordre social. C’était écrit dans le scénario. Mais le scénario réservait un autre coup de théâtre, une autre blessure incurable. » Cette nouvelle blessure, c’est la mort de l’anarchiste Giuseppe Pinelli, lors de sa troisième nuit d’interrogatoire dans les locaux de la préfecture de Milan, accusé – à tort – d’avoir déposé la bombe. Le 15 décembre 1969, à 23 h 57, Pinelli tombe du quatrième étage de la préfecture et meurt quelques heures plus tard. Dario Fo, le grand dramaturge italien, prix Nobel de littérature 1997, lui consacre dès l’année suivante une pièce, Mort accidentel d’un anarchiste, où il moque la vacuité des justifications grotesques des policiers qui interrogeaient Pinelli.

Aujourd’hui, Adriano Sofri revient sur cet événement dans un livre, « reconstitution minutieuse de ce qui s’est passé derrière cette fenêtre de la préfecture de police de Milan » (Martin Rueff et Jean-Claude Zancarini, dans leur préface à la traduction française), au cours de cette fameuse « nuit où Pinelli » (titre de la version italienne) est décédé. Comme le précisent les deux préfaciers, Sofri s’emploie à jeter « son clair-obscur sur un événement majeur de l’histoire récente italienne, […] sur sa valeur paradigmatique et, par-delà, sur les relations qu’entretient encore l’Italie avec cette période où les rêves d’émancipation qui traversaient l’Europe ont pris dans ce pays une tournure dramatique » . L’un des éléments remarquables du livre est le dispositif choisi pour narrer cette histoire, dont les conséquences vont bouleverser la vie de centaines de milliers de jeunes en Italie – et en particulier celle de l’auteur : Sofri s’adresse à une jeune fille de 20 ans, née vingt ans après les faits. Un dispositif, selon les deux préfaciers, destiné à rendre possible « le passage de témoin ». Cette jeune fille, étudiante en droit, sera donc « juge » , « promesse du droit » , censée réussir à – enfin – « formuler un verdict » , alors que personne n’a jamais été condamné en Italie, ni pour le massacre de piazza Fontana ni pour la mort de Pinelli. L’auteur se doit autant de lui raconter les faits que de lui donner des éléments du contexte de l’époque : « Jeune fille, il y a autre chose que je voudrais t’expliquer. Les militants de cette époque, pour la plupart des jeunes gens de ton âge, avaient vite su que leur nouvel engagement avait un prix. Entre la fin de 1969 et le début de 1970, des milliers d’entre eux avaient été dénoncés et des centaines étaient en prison. Ça faisait partie du prix à payer. Être arrêté par la police et finir au poste, c’était compris dans la note. Et désormais, dans la note, il fallait ajouter l’éventualité d’être conduit à la préfecture de police, torturé, et d’en sortir par la fenêtre du quatrième étage. »

Si le massacre de piazza Fontana et la mort de Pinelli constituent bien le début des années 1970 italiennes lacérées par la « stratégie de la tension » – et donc la fin des rêves d’un mouvement de contestation agressé, désormais le dos au mur –, ils auront aussi de graves conséquences sur la vie de l’auteur. Le journal éponyme du groupe, Lotta Continua , lança en effet une violente campagne contre le commissaire Calabresi, qui dirigeait l’interrogatoire de Pinelli. Campagne si violente que Sofri avoue combien aujourd’hui, à la relecture de ces articles, ceux-ci lui paraissent « atroces et vulgaires » . Il interroge donc également ses responsabilités, celles de sa génération, dans l’emploi des mots, l’appel à la violence. Car au bout de deux ans de cette campagne, qu’il qualifie de véritable « persécution, un lynchage » , Calabresi est assassiné, un matin de mai 1972. Un meurtre dont les auteurs ne seront jamais formellement identifiés, mais dont un obscur « repenti », ancien militant de Lotta Continua, s’auto-accusera, pour mieux accuser Sofri (et deux autres dirigeants du groupe) de l’avoir commandité. Des accusations très certainement fantaisistes, mais qui vaudront à Sofri et ses camarades une condamnation à 22 ans de réclusion. Sofri, assigné à résidence aujourd’hui, après un grave accident de santé en prison, n’hésite pas ici à se déclarer « coresponsable » de la mort de Calabresi, non pas au sens pénal, mais d’un point de vue moral.

Ce livre, très émouvant, est donc une introspection dans l’itinéraire de toute une génération qui, en Italie, à la différence de la France, s’est retrouvé confrontée à la violence – et prise à son piège. À cause, entre autres, d’un État qui n’hésita pas à poser des bombes contre sa propre population. Et à partir de la chute de Pinelli, bardé de ses « ailes de plomb » .

Idées
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