La révolution selon Cantona

L’appel d’Éric Cantona avait peu de chances d’entraîner l’effondrement du système bancaire. Cette opération, toutefois, a le mérite de pointer les dégâts du système financier. Des économistes plaident pour une mise sous contrôle public et citoyen des banques.

Denis Sieffert  • 9 décembre 2010 abonné·es
La révolution selon Cantona
© Photo : A.-C. Poujoulat / AFP

Besancenot était plutôt pour, Mélenchon plutôt contre. Au moins, Éric Cantona aura eu le mérite de créer le débat. Sa proposition a fait du buzz sur Internet et lui a valu une page sur Facebook… L’ex-­footballeur, réputé pour son esprit rebelle, avait lancé un appel à retirer le 7 décembre l’argent déposé en banque. Plusieurs milliers de personnes sont, semble-t-il, passées à l’acte ce mardi. Une semaine avant la date fatidique, quelque trente mille internautes français s’étaient déjà inscrits pour l’événement. Dans la vidéo d’un entretien à Presse-Océan, postée le 6 octobre, Cantona prônait la « révolution » par une vague de retraits massifs dans les banques pour que « le système s’écroule » .

Une révolution non-violente, « à la Spaggiari », précisait-il, faisant allusion au fameux casse de la Société générale de Nice en 1976. Les ­gang­sters avaient alors inscrit ces mots sur les murs de la salle des coffres visitée : « sans violence et sans haine » . L’appel de Cantona a suscité un grand nombre de réactions. Même la ministre de l’Économie, Christine Lagarde, y est allée de son commentaire. « Chacun son métier ! » , a-t-elle déclaré, rappelant que Cantona avait été « un immense footballeur, mais qu’il n’est pas sûr qu’il faille le suivre dans toutes ses suggestions » .

Pour son collègue François Baroin, porte-parole du gouvernement, « ce serait comique si ce n’était pas tragique » . Preuve tout de même que le gouvernement a pris l’affaire au sérieux. La profession bancaire, d’abord silencieuse pour ne pas faire de publicité à l’appel, a fini aussi par réagir. Dans une inimitable langue de bois, le président de BNP-Paribas, Baudouin Prot, a jugé que « la recommandation de retirer les dépôts est totalement insécuritaire » tout en étant « complètement contraire à ce qui peut assurer le fonctionnement de l’économie » . Le président de la Fédération bancaire française (FBF), François Pérol, s’est quant à lui efforcé de conjurer le sort : « Je ne crois pas, a-t-il déclaré, que [cet appel] traduise un malaise des Français. »

M. Pérol est évidemment dans la dénégation. Car quelle que soit l’efficacité de l’initiative de Cantona, analysée ci-contre par deux économistes, elle traduit évidemment un « malaise des Français » vis-à-vis d’un système qui a produit la crise financière, économique et sociale que l’on sait, et qui a été renfloué par l’État alors que le chômage croît et que la précarité s’étend. C’est un malaise vis-à-vis d’un système bancaire qui privilégie les gains financiers à court terme à l’économie réelle, enrichit les actionnaires au lieu d’encourager les entreprises à embaucher et à augmenter les salaires. Les exemples grec et irlandais illustrent spectaculairement cette dérive qui s’est faite aux dépens des citoyens.

À gauche de la gauche, l’appel d’Éric Cantona a reçu un bon accueil du Nouveau Parti anticapitaliste. Olivier Besancenot a jugé le projet « séduisant », tout en regrettant que « beaucoup parmi ceux qui aimeraient le suivre n’aient plus forcément d’argent sur leur compte en banque » . Jean-Luc Mélenchon, président du Parti de gauche, s’est montré nettement plus nuancé : « Je ne sais pas si on gagnerait quelque chose à une faillite générale et instantanée du système » , a-t-il analysé, tout en se félicitant que Cantona « montre que ce système est un tigre de papier [qui] ne marche que sur la peur que nous avons de lui et la soumission des gouvernements aux banquiers » .

Des économistes ont aussi réagi. Sur son blog, Frédéric Lordon estime qu’ « il faudrait [toucher] le fin fond de l’ineptie politique pour [ne] pas saisir le sens réel [du geste de Cantona] qui dit l’arrivée aux limites de ce que les populations sont prêtes à tolérer de scandale » . Alors doit-on tous vider nos comptes bancaires ? Lordon nous met tout de même en garde : « Les vraies joyeusetés commencent après. Car, les banques mises au tapis dans un bel ensemble, il faut tâcher de se figurer de la plus concrète des manières ce à quoi peut bien ressembler la vie matérielle. Manger, par exemple. C’est-à-dire aller acheter à manger. Payer par chèque ? Plus possible : plus de banques. Tirer de l’argent au distributeur ? Plus possible : plus de banques. Obtenir un crédit ? Plaisanterie ! Plus de banques. Reste l’argent liquide au fond des poches. Canto, qui se sera présenté parmi les premiers, aura sa lessiveuse pour tenir. Mais pour les 90 % rationnés, ça leur fera quatre à cinq jours d’horizon, en forçant plutôt sur les pâtes. » « La vérité, si elle manque sans doute de poésie, est que nous avons besoin de banques, nous en avons même un besoin vital », conclut Lordon [^2].

Il reste que « Canto » est un homme de sincérité. L’an dernier, il a réalisé un reportage photos sur la grande misère. Le produit des ventes du recueil a été intégralement versé à la Fondation Abbé-Pierre. C’est un rebelle dans l’âme. Ce bouillant Marseillais, footballeur de très grand talent, idole de Manchester United, élu meilleur joueur de l’histoire du championnat anglais, s’était singularisé par quelques mots fameux : il avait traité un sélectionneur de « sac à merde » (ce qui n’avait pas précisément aidé sa carrière en équipe de France). On se souvient aussi qu’il avait fait le coup-de-poing avec un spectateur de Manchester qui l’insultait. Mais c’est surtout une phrase énigmatique ­lâchée aux journalistes, un soir de défaite, qui lui avait valu une certaine popularité au-delà des amateurs de football : « Quand les mouettes suivent un chalutier, c’est parce qu’elles pensent que des sardines seront jetées à la mer. » L’exégèse de cette forte maxime est toujours en cours…

[^2]: Sur son blog, blog.mondediplo.net, Lordon propose d’autres pistes qu’il résume d’une formule : « Ne-pas-detruire-les-banques-les-saisir ».


N. B. : Éric Cantona, que nous avons tenté de joindre, nous a fait savoir par l’intermédiaire de son frère qu’il était actuellement sur un tournage et ne souhaitait pas s’exprimer.

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