« Le corps : un argument électoral »

Marlène Coulomb-Gully, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université de Toulouse-II-Mirail, analyse les représentations liées à l’apparence et à la gestuelle des politiques.

Christophe Kantcheff  • 23 décembre 2010 abonné·es

Politis : Depuis quand s’intéresse-t-on au corps des politiques ?

Marlène Coulomb-Gully : La thèse ­célèbre d’Ernst Kantorowicz sur les deux corps du roi (pensé sur le modèle du Christ, à la fois homme et Dieu) montre que la monarchie moderne avait déjà tenté de formaliser une théorie autour du corps du roi. L’intérêt pour le corps des politiques ne date donc pas d’hier. La grande fracture sur ce plan est sans doute instaurée par la République : non parce qu’on ne s’intéresse plus à cette question, mais parce que la République veut rompre, en théorie du moins, avec cette tradition du pouvoir incarné : « Point de pouvoir lié à un corps » , dit à son propos Claude Lefort. Le rôle ­central joué par l’image dans les processus de médiatisation contemporains a sans aucun doute contribué à réinstaller le corps comme opérateur central dans la représentation politique.

De quel corps s’agit-il ? Le corps des politiques est-il toujours une construction ?

Le corps est toujours une construction : il est construit par le « genre » (hommes et femmes ne font pas le même usage de leur corps), par le groupe social auquel on appartient (le corps est façonné par le mode de vie), etc. À plus forte raison quand on est en situation de représentation permanente, comme c’est le cas des politiques, pour qui le corps devient un support de signification. La liste est longue des personnalités politiques dont l’apparence ­physique s’est modifiée, plus ou moins substantiellement, pour signifier une meilleure adéquation entre leur message et leur personne. Voyez la normalisation physique d’un Jean-Marie Le Pen, au tournant des années 1980, au moment où il tentait de rendre son discours plus « acceptable » : il a perdu du poids, abandonné son bandeau sur l’œil, modifié sa coiffure, bref il s’est « normalisé ». Voyez Lula, au ­Brésil, qui a, lui aussi, maigri au cours de ses mandats, dont le teint est devenu plus pâle : son apparence physique s’est rapprochée de la norme des classes moyennes brésiliennes. Ces modifications physiques ont un sens profondément politique.

Avec l’intensification de la société médiatique, le corps est-il devenu un enjeu prédominant pour les politiques ?

Oublier le corps, c’est oublier la couleur d’Obama et le sexe d’Hillary Clinton, et que, lors de notre dernière présidentielle, se sont affrontés un homme et une femme. J’ai écrit que le corps devenait un « argument » au même titre que le programme, notamment durant ces périodes de séduction que sont les campagnes électorales, où l’« incarnation » proposée par les candidats joue indiscutablement un rôle important dans le message envoyé aux citoyens.
Rappelons-nous la campagne présidentielle de 1995, par exemple, qui a vu s’affronter Jacques Chirac et Édouard Balladur, tous deux membres du même parti, porteurs du même programme et du même message. Qu’est-ce qui a fait la différence, sinon une manière différente d’« incarner » leur propos ? Pour Balladur, incarnation renvoyant à des codes (à un « habitus » pour parler comme Bourdieu) qu’on identifie à ceux de la (grande) bourgeoisie : discrétion, retenue, distance ; les dessins satiriques de l’époque ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui l’ont caricaturé en aristocrate à perruque poudrée ! Incarnation plus populaire pour Chirac : le contact avec les « gens », à travers les bains de foule, son goût médiatisé pour des spécialités « roboratives » comme la tête de veau ou la bière, etc.

De quelle nature sont les messages que font passer les politiques à travers leur corps ?

Les mêmes que ceux que nous faisons tous passer à travers notre corps : la proximité ou la distance, l’empathie ou le désintérêt, l’ouverture ou la fermeture… S’ils ne sont pas verbaux (les spécialistes parlent à ce propos de « communication non verbale »), ces messages n’en sont pas moins politiques au sens premier du terme : ils disent quelque chose du rapport à soi, aux autres et au monde. D’où la volonté de les contrôler.
Mais le corps s’exprime parfois « à l’insu de son plein gré » ; le malaise de Sarkozy pendant son footing, effectué aux yeux du public, révèle sa fragilité alors qu’il veut faire la démonstration de sa vitalité ; on peut aussi se demander quelle tension intérieure traduisent ses tics… Car il ne faut pas oublier que les corps mis en scène sont soumis à l’analyse permanente des citoyens, qui décryptent et comparent : l’allure altière d’un Dominique de Villepin et celle de Sarkozy, la silhouette trapue de la bourgmestre de Lille, Martine Aubry, et Ségolène Royal, le look de Borloo et celui de Fillon. Rappelez-vous d’ailleurs combien le premier, lorsqu’il fut pressenti comme Premier ministre, changea d’apparence : coiffure assagie, costumes plus stricts… Une incarnation plus en phase avec l’imaginaire attaché à un chef de gouvernement.

Vous avez analysé en particulier l’usage que les candidats ont fait de leur corps pendant la présidentielle 2007, constatant que les deux présents au second tour donnaient une image qui n’était pas en conformité avec leur positionnement politique. Comment expliquer cela ? Celle de Ségolène Royal a-t-elle pu contribuer à sa défaite ?

J’avais en effet observé un jeu « à front renversé » des deux candidats : les bains de foule, la sueur exhibée, les tenues volontiers décontractées (chemise ouverte et manches retroussées), une gestuelle expressive accréditent d’autant mieux l’idée d’un Sarkozy proche du peuple qu’il cite sans vergogne Blum et Jaurès ; en revanche, la retenue de Royal (pas de bains de foule, une gestuelle quasi inexistante, une certaine raideur), ses petits tailleurs Paule Ka, qui lui valurent le surnom de « Madame Figaro », renvoient d’autant plus facilement à un « ethos de droite » que certaines de ses propositions (sur les symboles nationaux, l’enfermement des jeunes délinquants, etc.) sont en rupture avec la culture socialiste.
On ne peut pas réduire l’issue d’un scrutin à une bonne ou une mauvaise gestion de son corps, bien évidemment. L’absence de soutien du PS a été bien plus déterminante dans la défaite de Ségolène Royal que les questions d’incarnation… même si celles-ci n’ont peut-être pas été indifférentes à l’absence de soutien du PS à la candidate !

Publié dans le dossier
Le corps en politique
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