« Le rapport à la violence a changé »

Angelo Mastrandrea, directeur adjoint du quotidien de la gauche critique italienne Il Manifesto, revient sur le vote de confiance du Parlement au gouvernement Berlusconi et les incidents survenus à Rome le même jour.

Olivier Doubre  • 23 décembre 2010 abonné·es

Politis : De quelle façon s’est déroulé le vote à la Chambre des députés qui a rejeté la motion de défiance contre Silvio Berlusconi et son gouvernement ? On a parlé de députés achetés par des émissaires du président du Conseil…

Angelo Mastrandrea : Toutes ces dernières semaines, Silvio Berlusconi et ses plus proches collaborateurs ont tout essayé pour obtenir des voix, de n’importe quelle provenance. On a aujourd’hui de forts soupçons sur le fait que les quelques députés du Parti démocrate (PD, centre-gauche) et de Futura e Libertà per l’Italia (FLI, droite) [^2] qui ont voté en sa faveur ont été l’objet de pressions ou ont reçu des promesses d’emplois grassement rémunérés ou d’autres avantages. Pour l’un d’entre eux, Massimo Calearo, son changement de camp n’est toutefois pas très étonnant : entrepreneur et dirigeant patronal de Vénétie, il avait été invité à rejoindre les rangs du Parti démocrate en 2008, quand le leader du parti à l’époque, le très pâle Veltroni, avait voulu présenter des listes « ouvriers-patrons réunis ». Sans commentaire. Il reste que les trois députés du centre-gauche qui sont passés à droite ont été reçus dans le bureau de Berlusconi le soir même du vote… Toutefois, avec seulement trois voix de majorité, combien de temps ce gouvernement pourra-t-il tenir ? Il ne pourra presque rien faire. Nous allons donc vers une période de grande paralysie politique. Par contre, comme les centristes, FLI et même certains élus les plus « modérés » du centre-gauche sont pour, le gouvernement devrait réussir à faire adopter dès les prochains jours la loi Gelmini « réformant » les universités.

Pourquoi la mobilisation contre ce projet de loi est-elle si importante ?

Ce mouvement est important car il vient « réformer » une université italienne qui est déjà en pleine crise et surtout dans un état de véritable indigence depuis des années. À tel point que l’Italie voit une proportion extrêmement importante de ses diplômés ou futurs diplômés émigrer vers les universités des capitales européennes ou nord-américaines. C’est un phénomène massif que tous les gouvernements des deux dernières décennies ont nié grossièrement. Or le projet de loi porté par la ministre de l’Instruction publique du gouvernement Berlusconi, Mariastella Gelmini veut faire entrer les entreprises privées et les grandes fondations dans la gestion des facultés, et permettre aussi de faire travailler – pendant six années ! – des chercheurs de façon précaire. Au bout de ces six années, ils pourraient être ou bien embauchés, ou bien remerciés et directement renvoyés. C’est évidemment inadmissible, et cela ne ferait que renforcer le mouvement de fuite des diplômés du pays. Du coup, depuis plusieurs semaines, un très fort mouvement est apparu dans l’enseignement supérieur (et secondaire), qui a vu enseignants, chercheurs, étudiants et lycéens se mobiliser massivement ensemble, dans toutes les grandes villes du pays. Un mouvement tel que l’Italie n’en avait plus connu depuis le grand mouvement – uniquement étudiant cependant – de 1990, qui avait pris le nom de la Pantera [la Panthère], dont on vient de fêter les 20 ans.

Que s’est-il passé, mardi 14 décembre dernier, dans les rues de Rome, pour que des échauffourées avec la police prennent une telle ampleur ?

C’était le jour du vote de la motion de défiance contre le gouvernement au Parlement. Il avait été décidé une grande manifestation à l’appel, en premier lieu, du mouvement contre le projet de loi Gelmini, avec une présence massive de lycéens et d’étudiants. Mais aussi des syndicats ouvriers et de toute une série de mouvements sociaux différents, depuis la mobilisation contre les décharges d’ordures à Naples, les déplacés du tremblement de terre de L’Aquila, les associations contre le train à grande vitesse Lyon-Turin, jusqu’au « peuple violet » du No Berlusconi Day, qui a été très important ici (sans compter les partis de gauche, hors PD, les anarchistes et les squatteurs des centres sociaux, etc.). La participation à cette manifestation intitulée « Tous unis contre la crise ! » a été tellement importante que Rome a été sillonnée par pas moins de quatre cortèges toute la journée. D’abord de façon tout à fait pacifique. En fait, les premiers incidents ont éclaté devant le palazzo Grazioli, qui est la résidence privée de Silvio Berlusconi, entourée de très nombreux policiers. Un petit groupe, majoritairement des Napolitains, s’est détaché avec visiblement la volonté de lancer des ordures sur la porte du palais. Mais, inexplicablement, un carabinier a soudain sorti son pistolet, ce qui est apparu comme une provocation devant la foule. À partir de là, des petits groupes ont commencé à casser les vitrines des banques. Mais c’est surtout sur la piazza del Popolo, lieu où devaient se regrouper les différents cortèges, quand la nouvelle du résultat du vote à la Chambre est tombée, que la police a été littéralement débordée.

Très nombreux ont été les gens visiblement déterminés à aller à l’affrontement physique avec la police. À tel point que certains policiers se sont fait voler leur matraque et leurs menottes, et que plusieurs blindés des carabiniers, outre de nombreuses voitures, ont été incendiés ! Or, à ce moment-là, la grande majorité de la foule a applaudi. Ce que nous avons noté, entre journalistes du Manifesto , c’est que le rapport à la violence semble avoir complètement changé ces dernières années. On a assisté à une forte radicalisation des slogans, mais aussi des actes de violence. Il y a en tout cas une très forte opposition à la police chez une partie de la jeunesse, depuis la mort de jeunes récemment lors de gardes de vue, ou en marge des stades, membres de groupes de tifosi de gauche. Et cela s’accompagne chez eux d’une très grande défiance envers les partis politiques institutionnels, le Parti démocrate en tête, qui est complètement discrédité. Il est donc compréhensible que, sans issue politique possible, cette jeunesse soit prête à en découdre.

[^2]: Parti de Gianfranco Fini, le président de la Chambre, ancien « postfasciste » et ex-allié de Silvio Berlusconi.

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