Les marchands à l’assaut des forêts

Au nom de la lutte contre la déforestation, on voit s’imposer des solutions locales purement économiques aux effets pervers pour les forêts et les populations.

Patrick Piro  • 16 décembre 2010 abonné·es

C’est l’une des timides satisfactions de Cancún : un accord a été ébauché in extremis sur la déforestation. Responsable de 12 à 18 % des émissions de CO2, elle touche pour l’essentiel les pays tropicaux, qui ne sont pas soumis à l’obligation de réduire leurs émissions. Au sommet climat de Bali, en 2007, avait été décidé de lancer un mécanisme de rémunération pour les inciter à limiter la déforestation. Cancún vient de l’accoucher.
Appelé Redd (pour « réduction des émissions de la déforestation et de la dégradation »), il pourrait générer jusqu’à 100 milliards de dollars par an ! Une manne qui, depuis trois ans, a incité divers pays peu concernés à faire pression pour en bénéficier. Ainsi Redd embrasse aujourd’hui un large éventail d’actions éligibles pour les forêts : recul des coupes, de la dégradation, amélioration de la gestion, conservation, et même plantations agro-industrielles (augmentation du stock de carbone…). « Progrès ou fuite en avant ? , interroge Alain Karsenty, chercheur au Cirad, centre de recherche agronomique pour le développement. En réalité, ces inclusions successives ont fait voler en éclats le relatif consensus initial de trois communautés d’intérêts : celle qui accorde la priorité au stockage du carbone, celle qui s’inquiète pour la biodiversité, et celle qui défend les intérêts des populations locales et autochtones. » L’accord de Cancún ressemble à un début de rabibochage : les États reconnaissent, pour le principal, la nécessité de « ralentir, arrêter et inverser » la déforestation, avec la participation des populations – notamment les paysans vivant de l’agriculture sur brûlis et les peuples des forêts.

Mais, au-delà, rien n’est encore décidé sur les points majeurs du contrôle de ces belles intentions et de leur financement à long terme, qui divise les partisans d’un fonds (alimenté par une taxe, par exemple) et ceux qui ne jurent que par le recours au marché. Ce dernier s’appuierait sur des « crédits carbone » délivrés aux pays attestant d’un recul de la déforestation, et que pourraient acheter des pays industrialisés en compensation de leurs propres émissions. « Avec le risque de créer de la “fausse monnaie climatique” , avertit Alain Karsenty. Comment garantir, et dans la durée, la réalité des réductions de déboisement fondant ces crédits carbone ? » Une marchandisation inacceptable des forêts, ont dénoncé les mouvements sociaux à Cancún.

Dans l’attente d’un hypothétique consensus des États sur un mécanisme opérationnel, Redd vit déjà sa vie en dehors des sommets climat de l’ONU et de leurs garde-fous, « sous influence des “marchands de réductions d’émissions”, qui ont flairé la bonne affaire » , constate Alain Karsenty.
Ainsi, depuis 2008, près de 40 pays élaborent des stratégies « Redd ». Ils sont notamment aidés par des fonds ad hoc de la Banque mondiale, orientés à l’origine vers l’émergence de financements par le marché. Et les premières opérations cumulent les chausse-trappes redoutées par les anti-Redd.
En mars dernier, la Banque mondiale a approuvé le plan de préparation à Redd de la République démocratique du Congo (RDC) – deuxième forêt tropicale au monde après l’Amazonie. Très critiqué, il reprend des pans entiers d’un rapport de l’influent cabinet McKinsey, bouclé en cinq petites semaines, et fondé sur une approche économique étroite consistant à évaluer la compensation à payer pour que cesse une activité de déforestation.

La bonne affaire serait donc de s’attaquer en priorité au petit paysan qui brûle la forêt pour cultiver : à peine 4 dollars d’indemnisation par hectare à prévoir – car son activité est très peu rentable. Mais la méthode ne prévoit aucun budget de reconversion, par exemple. « Quarante millions de personnes vivent de la forêt en RDC, que va-t-on leur proposer ? Une consultation a bien été lancée, mais elle n’a guère rayonné hors de la capitale, Kinshasa » , s’inquiète Joseph Bobia, coordonnateur du Réseau ressources naturelles, qui irrigue tout le pays. Chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), Romain Pirard a montré, sur des plantations de palmiers à huile en Indonésie, que cette approche conduisait à des préconisations politiques erronées : « Par exemple, elle ne considère pas le fait que le gouvernement puisse simplement interdire de déboiser pour planter des palmiers… »

L’Indonésie a signé en mai un moratoire de deux ans sur la déforestation (aussi préoccupante qu’au Brésil) contre un milliard de dollars d’aides de la Norvège, très active sur la protection des forêts. Pourtant, alerte Greenpeace, les agro-industriels s’apprêteraient à profiter d’une définition ambiguë des forêts « dégradées » afin d’y poursuivre leur activité. Et de toucher l’argent, motivation qui relègue souvent la sauvegarde des forêts au rang d’objectif annexe. « En République centrafricaine, un officiel vantait aux Pygmées que Redd rapporterait “plus que l’or et les diamants” ! » , rapporte Nathaniel Dyer, de Rainforest Foundation-UK.

Au rang des entourloupes, mention spéciale au Guyana : son plan Redd – élaboré avec McKinsey ! – extrapole une croissance future de la déforestation tellement irréaliste que les exploitants forestiers seraient en peine d’en atteindre la moitié. Résultat : tout en accélérant le déboisement, le pays s’apprête à toucher, au titre de réductions virtuelles, 250 millions de dollars de la Norvège ! « Le dérèglement climatique est une bonne affaire pour nous » , reconnaît le président Jagdeo.

Même en Équateur, moins suspect de manipulations, les communautés indigènes rejettent le programme Socio Bosque, qui rémunère les petits propriétaires pour la préservation des forêts. « Ce sont nos ressources, et nous n’avons même pas été consultés ! » , assène Delfín Tenesaca, président d’Ecuarunari, coalition nationale de peuples quechuas.

Le dernier accord Redd date de novembre. Il vise à alimenter dès 2012 le marché de carbone émergent de la Californie en crédits issus de la réduction de la déforestation dans les États du Chiapas (Mexique) et de l’Acre (Brésil). « Ainsi, les électriciens californiens vont compenser leurs émissions en continuant à produire au charbon » , déplore Nathaniel Dyer. Le marché de carbone forestier n’a pas attendu Cancún…

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