« Une désagrégation de la zone euro »

Pour l’économiste Nicolas Béniès*, les remèdes contre la propagation de la crise de la dette publique dans la zone euro sont insuffisants et alimentent la spéculation.

Thierry Brun  • 2 décembre 2010
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Politis : Après la Grèce, l’Irlande et le Portugal sont désormais au cœur de la crise de la dette publique. Quel est le fond du problème ?

Nicolas Béniès : La crise financière qui a débuté en août 2007 est principalement une crise bancaire. La réponse pour endiguer cette crise s’est faite en deux temps. Les banques centrales sont intervenues pour fournir des liquidités aux banques de manière à leur éviter la faillite à court terme ; après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, ce sont les États qui ont pris la relève, dans un contexte où la crise est devenue systémique. Les réponses sont restées strictement nationales pour sauver chaque banquier, assureur et, d’une manière générale, les capitalistes nationaux, y compris contre les autres. Une des clés de la situation actuelle se trouve dans cette réponse nationale qui n’a pas été coordonnée à l’échelon européen, ni mondial.

Mais la cible de la spéculation est la dette publique des pays de la zone euro…

Des capitaux ont été dégagés en très grand nombre pour sauver le système bancaire et financier, de l’ordre de 20 % des produits intérieurs bruts, que ce soit aux États-Unis ou en France. Ces capitaux ont été financés par l’endettement. Il y a eu emprunt sur les marchés financiers internationaux de la part des États pour financer les banques victimes des marchés financiers qu’elles ont elles-mêmes alimentés. Les États et les banques centrales sont venus au secours des banques, individuellement, pour leur éviter la faillite à court terme. Chaque banque s’est trouvée à la tête d’un grand nombre de liquidités alors qu’elles ne prêtent ni aux entreprises ni aux ménages, du fait de la crise économique profonde. Du coup, il ne reste plus qu’un domaine de spéculation, les dettes souveraines ; et ce par l’intermédiaire d’un marché de CDS ( credit default swaps ), c’est-à-dire d’un marché des contrats d’assurance contre les risques de défaillance d’un débiteur. On spécule à la hausse sur ce marché. Les agences de notation en déduisent que la confiance diminue et font ainsi monter les taux d’intérêt. Aujourd’hui, les taux d’intérêt à dix ans sont très élevés pour l’Espagne, l’Irlande et le Portugal, un facteur de désagrégation de la zone euro. En l’absence de nouvelles réglementations et malgré toutes les déclarations du G20, les agences de notation jouent encore ce rôle d’accentuation très net de la crise financière. Ainsi, c’est le deuxième round de la crise financière et économique, le premier s’étant traduit par la faillite de ­Lehman Brothers.

Pourquoi y a-t-il risque de contagion ?

On s’attaque à l’Union européenne (UE) parce qu’aujourd’hui l’euro n’est pas une vraie monnaie, selon la théorie économique la plus traditionnelle. Une monnaie doit être légitimée par un État. Le fond de la crise est dans la construction européenne, à partir de 1986, au moment de la création du marché unique qui s’est faite sous les fourches caudines du néolibéralisme. Le seul marché ne peut légitimer cette construction. Il faut des élections démocratiques pour faire naître un État supra­national et un modèle social de référence, pour réaliser une forme d’unité des populations de l’UE. Cette tare se traduit par le dumping social et fiscal, comme on l’a vu avec l’Irlande. Faute d’État européen, la spéculation prend pour cible les pays considérés comme les plus faibles de la zone euro. Spéculation renforcée par le statut de la Banque centrale européenne, indépendante des partis politiques, qui ne peut déterminer une sorte de ­règle générale pour l’ensemble des pays de la zone euro. L’éclatement est possible. De plus, le type de croissance de l’Allemagne se fait contre l’ensemble des pays de l’UE.

Une réponse politique européenne a été de créer un fonds européen de stabilité financière… Pourquoi cela ne change-t-il rien ?

Ce fonds de stabilité a été créé par l’ensemble des pays de la zone euro. C’est une société de droit luxembourgeois qui peut emprunter sur les marchés financiers jusqu’à 440 milliards d’euros et dont les actionnaires sont 16 États membres de la zone euro. C’est à la fois l’alliance des pays de la zone euro et une société autonome par rapport à ses actionnaires, notée par les agences de notation ­financière. C’est une curiosité : cela signifie que les marchés financiers prêtent à ce fonds européen de stabilité qui vient en aide aux pays en difficulté. Les mêmes pays en difficulté renflouent leurs banques pour permettre à celles-ci de fonctionner… comme avant. C’est une sorte de jeu qui consiste à reprendre les mêmes billes et à recommencer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de billes. Personne sur les marchés financiers ne peut croire que c’est une façon de sauver l’euro.

Les pays de la zone euro apportent aussi une réponse commune en généralisant les politiques d’austérité qui visent particulièrement les dépenses sociales…

Ces politiques d’austérité se réclament d’un corpus théorique qui est l’idéologie libérale. Les pays européens poursuivent, au niveau des gouvernements, ces politiques économiques libérales. Pourtant, une écrasante majorité des économistes analysent que les risques sont énormes, le risque d’une dépression à l’image de celle des années 1930. Il est nécessaire de penser d’autres modèles de croissance, et donc d’autres politiques économiques allant vers une réforme fiscale faisant payer les plus riches, un élargissement des services publics et des dépenses publiques pour relancer l’économie. Il s’agit de renouer les solidarités collectives pour lutter contre le risque d’éclatement de nos sociétés. La crise est aussi une crise de légitimité de l’ensemble des élites politiques. Il est aberrant, par exemple, que le Parti socialiste ne réfléchisse pas à ce type de politique, et reste engoncé dans le néolibéralisme, victime pourtant d’une crise de légitimité.

* Auteur de Marx, le capitalisme et les crises, éd. La ville brûle, 2010.
Temps de lecture : 6 minutes
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