À contre-courant / FED : 1, Cantona : 0

Christophe Ramaux  • 6 janvier 2011 abonné·es

La Banque centrale américaine (FED) a lancé un nouveau programme
(QE2, pour Quantitative Easing 2) d’achat d’obligations publiques de 600 milliards de dollars. Faut-il s’en désoler ? C’est la position des libéraux [^2]. Mais elle est partagée bien au-delà, y compris dans les rangs de la gauche non libérale. Avec au fond la même argumentation : tout cela ne serait que création de papier fictif, source de spéculation, sans prise avec l’économie réelle.

Selon les libéraux, la monnaie n’est qu’un « voile ». Elle est précieuse pour faciliter les échanges, mais c’est tout. L’essentiel est dans l’économie dite « réelle ». C’est une approche dichotomique de l’économie : d’un côté la monnaie (inessentielle), et de l’autre la production (l’essentiel), sans lien entre les deux. La création monétaire n’est pas motrice ici : elle doit donc se caler sur la croissance de l’économie réelle (son seul objectif doit être la stabilité des prix, ce qui est inscrit dans les statuts de la BCE). La vulgate marxiste reprend cela, alors qu’on trouve chez Marx des arguments plus fins sur le sujet. Et force est de constater que la création monétaire n’a jamais été au cœur des écoles de formation. C’est dommage.

Bien plus que chez Marx, c’est du côté de Keynes qu’on trouve une théorie alternative de la monnaie. Celle-ci n’est pas un simple intermédiaire des échanges. Nous vivons dans des économies monétaires de production où la monnaie joue un rôle absolument majeur. La création monétaire est endogène : elle se fait par le crédit accordé par les banques. Le crédit permet de lancer des activités, ce qui est crucial (ça l’est tellement que le contrôle public doit être la règle). Ce sont les crédits qui font les dépôts, et non l’inverse. Pour faire le lien entre Marx et Keynes, on peut présenter les enjeux comme suit : Marx a exhibé la formule du capital : A-M-M’-A’. Le capitaliste a de l’argent (A) et achète des marchandises (M, avec en particulier la force de travail) afin de produire des  marchandises (M-M’) qu’il escompte vendre avec une plus-value (A’-A). Mais d’où vient le A initial ? Des profits antérieurs ? Pas seulement, soulignent les keynésiens : pour une large part, il provient de l’accès au crédit. D’où la belle formule résumant la pensée de Michal Kalecki (un marxo-keynésien) : « Les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent » (via notamment leur accès au crédit d’affaire) alors que « les salariés dépensent ce qu’ils gagnent » (sur sa vie, un salarié ne dépense pas plus que ce qu’il gagne).

Le public créant de la richesse monétaire, pourquoi n’aurait-il pas un accès direct à la création monétaire ? C’est ce que permet de pointer le QE2. Il y a bien des raisons de critiquer la FED. Son refus de briser le pouvoir bancaire et financier libéralisé n’est pas la moindre. De même pour d’autres volets de la politique américaine. Le capitalisme actionnarial n’étant pas remis en cause, l’austérité salariale se poursuit et brime la reprise. Avec le changement de majorité à la Chambre, la relance budgétaire est de surcroît réduite à peau de chagrin pour les pauvres (cependant, les allocations chômage ont été reconduites à 99 semaines, soit près de deux ans, et donc bien plus que dans nombre de pays européens), tandis que les cadeaux fiscaux aux plus riches sont prolongés. Dans ce contexte, la relance monétaire risque de tourner à vide et d’alimenter la spéculation. Mais, aujourd’hui comme hier [^3], ce n’est pas cette relance en elle-même qui doit être critiquée. L’Europe serait au contraire fondée à s’en inspirer. De ce côté-ci, l’achat d’obligations publiques est rabougri. Pour le profit des banques et de la finance, on étouffe les États en leur infligeant des taux d’intérêt exorbitants. Si on ajoute la course à l’échalote en matière d’austérité budgétaire, l’avenir de la zone euro est tracé : elle va droit dans le mur.

Les banques et la monnaie sont vitales pour la société. Qui les contrôle et au service de quoi ? Ce sont les bonnes questions à poser. Tout l’inverse de leur destruction par le bank run d’Éric Cantona. Si nulle mouette n’a suivi ce rafiot, c’est que nulle sardine n’était à espérer.

[^2]: Voir notamment la chronique ultralibérale de Pierre-Antoine Delhommais dans le Monde du 7 novembre 2010.

[^3]: Voir Jean-Paul Pollin (2009), « Pour une révision du procès fait à Alan Greenspan », Revue de l’OFCE , n° 110.

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