Des malades traités en délinquants

Le gouvernement a jusqu’au 1er août pour réviser l’hospitalisation sous contrainte. Son projet de réforme inquiète juristes et soignants car il fait primer la sécurité de la société sur les droits des personnes.

Ingrid Merckx  • 6 janvier 2011 abonné·es
Des malades traités en délinquants
© Photo : CERLES / AFP

« Si veut le roi, si fait la loi. » C’est en ces termes que Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine, a résumé le tournant pris par la justice française, guidée par les faits divers, la prise en compte de la victime comme axe du procès, l’angoisse exacerbée de la récidive et l’aspiration sécuritaire. En ligne de mire : le discours de Nicolas Sarkozy le 2 décembre 2008 à l’hôpital d’Antony, après l’assassinat d’un étudiant par un patient schizophrène. « Les malades potentiellement dangereux doivent être soumis à une surveillance particulière afin d’empêcher un éventuel passage à l’acte » , annonçait le Président.

« Nous sommes arrivés à un moment important des croisements entre justice et psychiatrie » , a prévenu l’ancien ministre de la Justice devant un parterre de professionnels réunis le 17 décembre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, à l’occasion d’un colloque sur le thème : « La psychiatrie sous surveillance ». Se livrant à un cours magistral éloquent, Robert Badinter a mis en garde contre une justice qui tend à s’exercer non plus sur des actes mais sur ce que l’on est – un malade mental, un criminel, un étranger… D’où deux mouvements corrélés : la judiciarisation de la psychiatrie et la psychiatrisation de la justice.

La première, a-t-il souligné, a été enclenchée par la rétention de sûreté. Mise en place par la loi du 25 février 2008, cette mesure a signé la rupture du lien entre l’acte commis et la détention puisqu’elle stipule qu’on peut retenir quelqu’un en prison au motif non pas de ce qu’il a fait mais de ce qu’il pourrait faire. « Qui décide de la dangerosité présumée ? », a lancé Robert Badinter aux professionnels de santé. « Les magistrats vont se tourner vers vous, mais vous, derrière qui allez-vous vous abriter ? »
La dangerosité psychiatrique diffère de la dangerosité criminelle, a-t-il été rappelé. « Les psychiatres vont servir de caution mais n’auront pas davantage le pouvoir » , estime Hélène Franco, juge pour enfants et membre, pour le Parti de gauche, du collectif Mais c’est un homme, initiateur d’un Appel contre les soins sécuritaires. « C’est le préfet qui décide depuis la loi de 1990, et qui continue de ­décider dans le projet de réforme ! » , dénonce-t-elle, à l’instar du psychiatre Olivier Boitard, de l’Union syndicale de la psychiatrie, qui a appelé à se « débarrasser du préfet » .

Ce représentant de l’État a en effet le dernier mot en matière d’hospitalisation d’office et de maintien à l’hôpital d’une personne atteinte de troubles mentaux (voir encadré). Ce qui pose problème puisqu’il est missionné pour garantir l’ordre public et non le respect des droits de la personne. « Certains préfets exigent de plus en plus d’arguments pour laisser sortir les patients et, pour les sans-abri, les prolongations d’hospitalisation sont de plus en plus fréquentes » , témoigne Michel Triantafyllou. Chef du secteur de psychiatrie de Nanterre, il est également vice-président du Syndicat des psychiatres d’exercice public (Spep), qui organisait ce colloque et réclame, contre le projet de réforme, ­l’ouverture d’un débat autour d’une loi-cadre sur la santé mentale.

En France, pour l’heure, ce n’est ni le psychiatre qui décide du maintien d’un patient à l’hôpital, ni un juge des libertés comme cela se fait depuis peu en Espagne, par exemple. Cela pourrait aussi changer en France : le 26 novembre, le Conseil constitutionnel, qui avait été saisi d’une « question prioritaire de constitutionnalité » (voir encadré), a censuré l’hospitalisation sous contrainte telle qu’énoncée dans le code de santé publique. Une personne atteinte de troubles psychiques ne pourra être hospitalisée au-delà de quinze jours sans l’intervention d’un juge, ont énoncé les sages. Qui ont donné jusqu’au 1er août 2011 au gouvernement pour réformer les articles de la loi du 27 juin 1990 relatifs à l’hospitalisation sans consentement.
L’entrée d’un juge des libertés dans ce processus signe une nouvelle ère que d’aucuns nomment « judiciarisation de la psychiatrie ». Sa mise en œuvre divise : le juge des libertés doit-il intervenir immédiatement ou au bout de quinze jours ? L’état d’agitation d’un patient au moment de l’hospitalisation permet-il une audience devant un juge ? Comment peut-il être représenté ? L’état actuel de la justice française permet-il de garantir la présence d’un juge pour les près de 70 000 personnes hospitalisées sans consentement au moins une fois par an ? La nécessité de son intervention peut-elle retarder la sortie d’un patient ? Reste que, « raisonnée » ou étendue, la judiciarisation fait plutôt consensus.

Ce qui soulève les foudres, en revanche, c’est la tonalité hautement sécuritaire du projet de réforme défendu par le député UMP Guy Lefrand. Au moins pour trois raisons, explique Michel Triantafyllou : tout d’abord, le projet de loi assouplit les conditions d’entrée à l’hôpital mais durcit les conditions de sortie. Certains patients pourraient être soumis à une procédure spéciale au nom de leurs antécédents et de leur potentielle dangerosité, ce qui induit au moins une ségrégation. Deuxième raison : le projet de réforme institue l’hospitalisation à la demande d’un tiers sans tiers. C’est-à-dire que le psychiatre pourra décider de l’hospitalisation d’un patient. « Ce qui n’était pas arrivé depuis la promulgation de la loi de 1838 relative aux aliénés », souligne le psychiatre. Troisième raison : le projet de loi rend possibles les soins sans consentement en ambulatoire, c’est-à-dire hors de l’hôpital, à domicile, potentiellement n’importe où. « C’est un non-sens , dénonce Michel Triantafyllou, va-t-on se retrouver à piquer de force des patients chez eux ? C’est-à-dire à leur imposer des soins dans un espace de liberté ? »
« C’est une atomisation complète des lieux de privation de liberté ! » , s’indigne Hélène Franco, qui met en parallèle cette disposition et les zones d’attente itinérantes induites par la Loi Besson sur l’immigration. « De la même manière que l’on peut créer une zone de rétention à l’endroit même où sont appréhendés des migrants en situation irrégulière, on va pouvoir créer des espaces de soins sans consentement n’importe où. Comme la France va devenir un immense centre de rétention, elle peut devenir un immense hôpital psychiatrique ! » Le projet de réforme fait clairement primer la sécurité de la société sur les droits des personnes. En outre, il instituerait une sorte de « garde à vue psychiatrique de 72 heures », dénonce également le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire.

L’immigré et le malade mental représentent deux figures de l’altérité, analyse Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue à l’EHESS : « Le gouvernement instrumentalise un grand nombre de peurs, qu’il cristallise sur les étrangers et sur les fous. L’histoire se répète : on assiste au retour d’une angoisse relative à la criminalité des malades mentaux. Ce qui est non seulement daté mais faux : les malades mentaux sont impliqués dans moins de 1 % des crimes et délits jugés et ils sont dix fois plus victimes d’agressions que le reste de la population. » Selon cet anthropologue, la judiciarisation de la psychiatrie présente un intérêt : rapprocher les malades mentaux des gens normaux. Mais aussi un risque : voir les malades traités comme des délinquants ordinaires. « Ce qui ne serait pas forcément un problème si nos prisons n’étaient pas dans un état déplorable. » La prison, l’hôpital ou la rue, résumait Nicolas Sarkozy à l’hôpital d’Antony, en faisant l’impasse sur tous les autres espaces de vie et d’accueil. « Après toutes ces années de réflexion, je suis convaincu qu’il existe deux justices , a confié Robert Badinter à la fin de son intervention : une justice de réinsertion et une justice d’élimination. »

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