«I Wish I Knew», de Jia Zhang-ke : les blessures de Shanghai

Avec « I Wish I Knew », Jia Zhang-ke révèle à travers de nombreux témoignages une histoire occultée de la Chine du XXe siècle. Entretien.

Christophe Kantcheff  • 20 janvier 2011 abonné·es
«I Wish I Knew», de Jia Zhang-ke : les blessures de Shanghai
© Traduction : Pascale Wei-Guinot. Photo : DR

Depuis son premier film, Xiao Wu, artisan pick­pocket (1997), jusqu’à Still Life (2006), qui remporta le Lion d’or à Venise, Jia Zhang-ke semblait avant tout s’intéresser au présent, à une Chine certes en plein bouleversement économique, sociétal ou même géographique, mais dont l’épaisseur des temps passés restait hors champ. Après 24 City (2008), documentaire fictionné qui traitait des conditions de vie d’ouvriers d’une usine désormais fermée et du devenir de leurs enfants, I Wish I Knew (« J’aurais aimé savoir »), sous-titré Histoires de Shanghai , atteste non seulement du profond intérêt de Jia Zhang-ke pour l’histoire contemporaine de son pays, dont il a peu à peu découvert qu’il ignorait tout, mais de la nécessité qu’il a ressentie à la faire connaître. À sa manière, c’est-à-dire celle d’un cinéaste d’une infinie sensibilité, qui transforme la parole de ceux qu’il interroge et écoute en matière cinématographique, suscitant images, sons, bruit et fureur. Face à l’occultation ou la réécriture de l’histoire opérées par les instances officielles, Jia Zhang-ke livre un film qui ne juge pas, ne méconnaît rien (en particulier les sujets tabous comme les vagues d’exil à Taiwan ou à Hong-Kong), et qui, par là même, s’avère insidieusement subversif.

Politis : I Wish I Knew s’ouvre sur des images du Shanghai d’aujourd’hui, et en particulier sur des ruines et des chantiers. Pourquoi ?

Jia Zhang-ke : La ville de Shanghai et ses habitants ont subi les vicissitudes de l’histoire contemporaine, qui ont occasionné des blessures. Ces images de ruines et de chantiers symbolisent ces blessures, qui sont autant extérieures qu’intérieures. C’est comme si on se retrouvait après une guerre, une bataille. Certaines de ces blessures sont palpables, visibles. D’autres sont plus enfouies.

D’où le sentiment de mélancolie profonde dont le film est empreint ?

J’ai interviewé plus de 80 personnes pour, au montage, en retenir 18. À toutes, j’ai proposé de me parler de leur vie en partant de leur enfance, puis libre à elles de me dire ce qu’elles voulaient. Très rapidement, je me suis rendu compte que les gens choisissaient de me faire part des événements les plus douloureux de leur vie. C’est comme s’ils avaient gardé au fond d’eux quelque chose qui ne demandait qu’à sortir et qu’ils libéraient parce qu’on leur donnait une possibilité de parole. Au montage, j’ai préservé ce que je sentais comme étant ce à quoi ils tenaient le plus. Mais je n’avais pas en amont le désir de faire un film mélancolique, avec ce mélange de douceur et de cruauté, qui tient au fait que toute la population a subi l’histoire contemporaine de la Chine.Ce qui était également important à mes yeux, dans ces longs récits, c’était non seulement de recevoir les mots qui étaient prononcés mais aussi que le spectateur puisse percevoir ce qui se passait sur les visages, les expressions, ou bien dans le rythme d’élocution… Parce que cela témoigne de la manière dont ces personnes se confrontent à l’histoire. C’est porteur de poésie aussi. La générosité avec laquelle ils m’ont livré leurs souvenirs m’a beaucoup ému.

Quel était votre projet initial ? Pourquoi avoir choisi la ville
de Shanghai ?

Au début des années 1990, quand je faisais mes études à l’académie du cinéma, par intérêt pour l’histoire, j’ai commencé à lire des écrits historiques ou des autobiographies, qui étaient donc rédigés du point de vue personnel de l’auteur. Je me suis ainsi rendu compte à quel point l’enseignement officiel de l’histoire de la Chine au XXe siècle était contrôlé par le gouvernement et qu’il s’agissait d’une réécriture falsifiée. C’est ce qui m’a incité, en tant que cinéaste, à m’orienter vers un travail de mémoire. Ces documents me montraient aussi l’importance de la ville de Shanghai. Cette ville constitue une scène centrale dans l’histoire contemporaine de la Chine.
Quand j’ai pris conscience de la nécessité et de l’urgence de faire ce travail d’historien à ma façon, je me suis dit qu’il fallait retrouver les témoins encore vivants des événements historiques importants. Et si parfois ils ne sont plus là, la parole de leurs enfants peut s’avérer précieuse.
Parallèlement à ce que me disaient ces gens de leur vécu, j’ai aussi filmé Shanghai à partir de ma propre perception de la ville. Mon travail d’auteur a surtout consisté à agencer tout ce matériau. En tant que réalisateur, il était évident que je faisais un ­travail esthétique, qui me permettait d’aborder à ma façon l’histoire, très différent d’un travail d’historien. Face à l’histoire, je me suis rendu compte que j’avais besoin des faits et du ressenti des gens au moment de ces faits. C’est pourquoi j’avais besoin de prendre le temps de les écouter pour éprouver quelles avaient été leurs réactions face à ces événements. Les faits sans le ressenti ne m’intéressent pas vraiment.

Pour un spectateur occidental qui ne reconnaît pas forcément de quelle obédience politique
se rapproche tel ou tel,
ou à quel parti il appartient, l’histoire chinoise ressemble
à un immense polar, avec
ses gangs, ses disparitions, ses attaques à main armée…

C’est ce qui m’intéresse : qu’on ne repère pas forcément les différences politiques des uns et des autres, mais qu’on ressente que le fait de subir est commun à tout le monde. Face à mes interlocuteurs, j’ai eu cette impression très troublante que leurs récits venaient m’informer d’une partie de moi-même dont je n’avais pas conscience. Et qu’il s’en était fallu de peu pour que le destin de ces gens soit aussi le mien, quelles que soient les différences de génération, de lieu, etc. Tout ce qu’ils racontaient m’appartenait. Que ce soit le meurtre de quelqu’un, ou la fuite d’un individu vers Taiwan pour se mettre en sécurité, ou un drame familial…

Le cinéma est très présent dans I Wish I Knew . Des comédiens ou des cinéastes (notamment le Taïwanais Hou Hsiao-hsien) font partie des personnes interviewées, et vous avez inséré des images d’autres films dans le vôtre. Pourquoi ?

Parce que le cinéma a toujours été très présent à Shanghai, et parce que le cinéma a aussi une fonction d’archivage de la réalité, et porte ainsi une mémoire. Par exemple, les images des berges de la rivière Huangpu extraites d’un court-métrage de Lou Ye, qui est une fiction, prennent dans mon film une dimension documentaire parce qu’elles montrent ces mêmes lieux que je filme moi-même tels qu’ils étaient dix ans auparavant. Autre exemple : le fils de Shangguan Yunzhu, l’une des actrices les plus célèbres de Chine, évoque le suicide de sa mère. Je me suis servi de certains films qu’elle a tournés pour la montrer elle, en tant que personne.

Dans vos images de la Shanghai contemporaine, qui reviennent en alternance avec les témoignages, une comédienne, Zhao Tao, arpente la ville, mais cette fois, sans parole. Pourquoi ?

Le personnage qu’incarne la comédienne est un peu comme un vieil esprit qui viendrait hanter le présent. Cela découle de l’expérience que j’ai faite quand je me suis promené au moment des repérages dans les rues de Shanghai, où je me suis trouvé face à de très nombreux bâtiments récemment construits qui coexistent avec des bâtiments qui ont plus de cent ans d’histoire. Très facilement, je me retrouvais projeté dans les années 1920. Mais je me demandais comment une personne de cette époque réagirait si elle était, à l’inverse, projetée dans le présent. Tout en étant muette, cette femme dans les rues de Shanghai représente les voix de tous ceux qui ont vécu ici et qui ont disparu.

Les deux derniers témoins qui apparaissent à la fin du film, Yang Huaiding, surnommé « Yang le millionnaire »,
et le jeune écrivain célèbre
et coureur automobile Han Han, ne parlent que d’argent.
Ce qui ne laisse pas d’inquiéter sur la Chine d’aujourd’hui…

Les transformations extrêmement rapides liées au développement économique de la Chine, parallèlement aux richesses qu’il a apportées, provoquent aussi des blessures plus sournoises, moins visibles. L’engouement ou le fanatisme pour l’argent a des effets sur l’individu au même titre qu’à une autre époque la fascination pour Mao, pendant la révolution culturelle par exemple. Ce que le film montre, c’est que du Shanghai des années 1930 à celui d’aujourd’hui, il y a une continuité dans les bouleversements que les individus subissent.

Culture
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