Un débat interdit

Denis Sieffert  • 13 janvier 2011 abonné·es

Toute prise d’otages pose à l’État qui est rançonné un problème moral. Au gré des circonstances, ou des rapports de force, on peut avoir parfois l’illusion d’en connaître la solution. Mais nul ne peut prétendre (à part peut-être Vladimir Poutine) que le problème n’existe pas. C’est pourtant ce que fait le gouvernement français depuis la mort, samedi, de deux jeunes gens enlevés au Niger par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Pendant que nos ministres « assument », la fine fleur de nos éditorialistes, et quelques-uns de nos experts les plus médiatisés, s’emploient à verrouiller le débat. Sans parler des dirigeants socialistes qui en appellent sur cette question à l’unité nationale. Espérons que les lignes qui vont suivre ne vont pas tomber sous le coup de la haute trahison, car, pour ma part, je pense qu’il ne va jamais de soi pour une démocratie de donner l’assaut au péril de la vie des otages. Et ce ne sont pas les propos de François Fillon insistant sur le fait que les terroristes ont « froidement » abattu nos deux jeunes compatriotes qui me convaincront. L’adverbe « froidement » s’accommode mal d’une situation de fusillade entre des preneurs d’otages aux abois et des hélicoptères des troupes spéciales de l’armée française. Avant d’adhérer à la rhétorique officielle, n’oublions pas que les terroristes ont parfois bon dos.

On se souvient qu’Al-Qaïda a d’abord été accusé de l’attentat de Karachi, en 2002, contre onze ingénieurs français, avant que l’on ne découvre une tout autre réalité. Quant à l’otage de l’AQMI, Michel Germaneau, « froidement décapité » par ses ravisseurs, on apprend aujourd’hui par notre confrère Jean-Dominique Merchet (sur son blog « Secret défense »), toujours très bien informé sur les questions militaires, qu’il aurait en fait succombé à une crise cardiaque bien avant juillet 2010. Dans ces affaires, vérité d’un jour n’est pas vérité de toujours. En l’occurrence, il ne fait pas de doute que l’AQMI, directement ou indirectement, par l’intermédiaire d’un quelconque groupe mafieux, est à l’origine de l’enlèvement de Niamey.

Mais cela ne justifie pas nécessairement l’opération militaire, et moins encore le tabou qui l’accompagne. Pour preuve que le problème existe, le gouvernement a opté pour la stratégie inverse, celle de la négociation, lorsque cinq Français ont été enlevés sur le site d’Arlit, dans le nord-ouest du Niger, en septembre dernier. Il a également choisi de négocier avec les talibans qui détiennent depuis plus d’un an nos deux confrères de France 3, Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier. L’honneur de la France n’en est pas pour autant flétri, ni sa fermeté dans le combat contre le terrorisme remise en cause. Mais il y a derrière l’attitude du gouvernement un autre tabou.

Après l’intervention récente de Ben Laden, ce n’est plus seulement de l’argent ou la libération d’un terroriste local que demande l’AQMI, mais le désengagement de la France en Afghanistan. Là encore, voilà un débat qui est totalement verrouillé. Ajoutons qu’il n’est pas certain du tout que la « fermeté » qui a peut-être coûté la vie aux deux jeunes Français de Niamey soit dissuasive pour des groupes de desesperados pour lesquels la vie sur cette terre n’a guère de prix. Le croire, c’est oublier leur origine. L’AQMI vient en filiation directe des Groupes salafistes pour la prédication et le combat (GSPC), eux-mêmes nés en 1998 d’une dissidence du Groupe islamique armé [^2]. C’est un produit vénéneux de la dictature algérienne, et du refus des généraux d’intégrer dans le champ politique une composante islamiste qui, au début des années 1990, y était disposée.

Voilà qui nous ramène aux manifestations sociales en Algérie et en Tunisie. L’Algérie, la Tunisie et l’Égypte ont en commun d’avoir liquidé toutes les oppositions démocratiques. Et, selon la même logique, d’anéantir les courants islamistes qui ont fait le pari de la politique. Cette politique sanglante d’exclusion trouve ses limites dans la résistance du peuple. Mais elle a aussi pour effet de favoriser l’émergence de pôles radicaux. Le terrorisme est enfant des dictatures. Quand celles-ci ne le manipulent pas directement. En soutenant Ben Ali, en Tunisie, ou les généraux algériens, ou encore Hosni Moubarak, en Égypte, la France croit pratiquer la « politique du moindre mal ». Elle juge préférable de soutenir ces régimes autoritaires au prétexte qu’ils font barrage à l’islamisme. C’est évidemment tout le contraire qui se produit.

Le silence coupable de la France pendant que l’on tire sur la foule à Kasserine ou à Sidi Bouzid n’est pas seulement l’expression d’un soutien embarrassé à un régime qui est censé empêcher l’avènement d’un pouvoir islamiste, c’est aussi et surtout une connivence avec la corruption et l’injustice sociale. Et c’est une complicité avec le crime. Autrement dit, morale pour morale, il vaudrait mieux dénoncer fermement Ben Ali et Bouteflika, mais aussi quitter l’Afghanistan, que de se draper dans des grands principes quand il s’agit seulement de sauver la vie de deux jeunes hommes happés par une histoire qui n’était pas la leur.

[^2]: Souvent pillé, rarement cité, Jean-Pierre Filiu est l’homme de la situation pour qui veut connaître l’histoire d’Al-Qaïda. Lire les Neuf Vies d’Al-Qaïda, Fayard (2009).

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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