Une question démocratique

Denis Sieffert  • 6 janvier 2011 abonné·es

Cette nouvelle médiation de trois chefs d’État ouest-africains, lundi à Abidjan, aura donc été aussi vaine que la précédente. Laurent Gbagbo, président sortant, battu mais irascible, reste indifférent au verdict des urnes. Or, nous sommes bien obligés de nous fonder sur cette évidence dont il faudrait pouvoir se réjouir : l’élection présidentielle du 28 novembre a été régulière. À moins de sombrer dans la paranoïa, on peut difficilement imaginer que les centaines d’observateurs dépêchés sur place par la communauté internationale, dont beaucoup mandatés par l’Union européenne, aient comploté pour valider une fraude massive. On ne peut non plus admettre l’argument selon lequel la victoire d’Alassane Ouattara, « l’homme du Nord », serait discutable parce que « trop étroite ». Ridicule, quand on sait que l’écart qui sépare les deux candidats atteint huit pour cent ! Précisons qu’entre l’économiste, chantre du libéralisme, ancien fonctionnaire du FMI, et le xénophobe qui exalte « l’ivoirité », nous n’avons pas de préférence. Raison de plus pour construire d’autres alternatives. C’est pourquoi, fin janvier, nos regards se tourneront évidemment vers le Forum social de Dakar.
Mais, en attendant, la crise ivoirienne nous questionne sur la nature même de la démocratie. L’argument selon lequel on pourrait – mais en vertu de quelle légitimité ? – récuser le suffrage populaire au nom de valeurs qui lui seraient supérieures est aussi peu défendable en Afrique que n’importe où ailleurs dans le monde.

À l’appui de cette thèse, on a coutume de citer l’exemple de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Le chef nazi aurait conquis le pouvoir de façon démocratique. Argument spécieux. Faut-il rappeler qu’il a été « nommé » à la chancellerie en janvier 1933, et que les élections de mars de la même année, qui ont donné une majorité relative aux nazis, ont eu lieu après l’incendie du Reichstag, et alors que la censure s’était abattue sur les partis de gauche, que le parti communiste avait été interdit, et que les SA imposaient la terreur dans la rue [^2] ? La démocratie, ce n’est pas simplement un jour d’élection, c’est l’exercice contradictoire du débat durant la campagne. C’est une règle pérenne de vie en société, une presse libre, des libertés syndicales, une justice indépendante – c’est dire, au passage, si notre propre démocratie est malade (voir notre dossier). Outre que M. Ouattara n’est pas Hitler, il est établi que le débat qui a précédé le scrutin a été à peu près régulier. Et lorsqu’il ne l’a pas été, ce fut aux dépens du futur vainqueur. Ce qui est fâcheux dans cette histoire, ce n’est donc pas tant la position quasi unanime de la communauté internationale que ses incohérences. Pourquoi les grandes puissances, aujourd’hui vertueusement démocratiques, n’ont-elles pas, par exemple, reconnu la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006 ? Les observateurs internationaux avaient pourtant pareillement attesté du bon déroulement du scrutin. Pourquoi ferme-t-on les yeux avec tant de complaisance sur les élections en Égypte ou en Tunisie, quand les opposants – fussent-ils « islamistes » – sont réprimés, et la presse bâillonnée ? Ou au Togo ? Et pourquoi admet-on une chape de plomb qui favorise ensuite le terrorisme comme cela a été le cas samedi dernier encore dans une église copte d’Alexandrie ? Comme si le bilan historique de l’interruption du processus électoral en Algérie, en 1991, n’avait jamais été tiré, alors que ce déni de démocratie a été à l’origine d’une décennie de violence extrême, et de centaines de milliers de morts.

Reste le problème de la souveraineté. Il est vrai que l’ingérence de pays qui furent des puissances coloniales, et qui sont toujours omniprésents économiquement et politiquement dans leurs anciennes colonies, est lourde pour le moins d’ambiguïtés. Les menaces comminatoires de Nicolas Sarkozy sont aussi ridicules que contre-productives. Il est également vrai que l’intervention de l’ONU, ou d’une organisation régionale, n’est pas possible chaque fois que la démocratie n’est pas respectée quelque part dans le monde. La Côte-d’Ivoire représente cependant un cas à part. Il ne s’agit pas d’une dictature – même si le maintien forcené de Gbagbo pourrait finir par y ressembler –, mais d’un pays qui s’est engagé dans le processus démocratique. Gbagbo n’est pas un dictateur ; c’est un homme qui a parié que le processus démocratique conforterait son pouvoir, et qui s’est trompé. Il a lui-même fixé les règles du jeu. À lui aujourd’hui de les respecter. Il n’en reste pas moins vrai que le face-à-face actuel, la propagande haineuse qui se propage, place la communauté internationale face à d’autres responsabilités. Il ne peut plus s’agir seulement d’imposer le remplacement d’un président sortant par un autre, élu. La violence avec laquelle la légitimité de la victoire de Ouattara a été contestée par le clan Gbagbo ne s’apaisera pas du jour au lendemain. Si l’idée d’une « médiation » ressemble à une magouille pour remettre en cause le verdict des urnes, elle s’impose sans doute pour organiser la suite, c’est-à-dire ce qui adviendrait après l’installation du nouveau président. Mais, hélas, nous n’en sommes pas là pour l’instant.

[^2]: C’est évidemment un débat complexe qui nécessiterait surtout que l’on revienne aux responsabilités politiques de la gauche entre 1928 et 1932. On s’en tient ici à la question des formes démocratiques.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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