Graines d’entrepreneurs ruraux

À Kaydara (Sénégal), dans le centre du pays, une ferme école enseigne l’agroécologie à des jeunes. Une formation novatrice très complète, qui leur donne l’autonomie dès leur installation, et de bonnes chances de réussite.

Patrick Piro  • 24 février 2011 abonné·es
Graines d’entrepreneurs ruraux
© Photo : Patrick Piro

Bella Diedhiou fait figure de surdoué de l’agriculture. Il est le seul parmi les élèves de la ferme-école agroécologique de Kaydara qui parvienne à conserver ses semences de fraisiers d’une année sur l’autre. Les premiers plants de la saison poussent déjà vigoureusement. « J’adore toutes les cultures, mais la fraise est ma préférée… » , confesse le timide jeune homme. Abderrahim Mba, technicien formateur, soupçonne que c’est surtout l’excellente rentabilité de ce fruit délicat qui motive Bella : 4 000 francs CFA (6 euros) le kilogramme, un produit de luxe !

Jeune orphelin désorienté, il gagnait quelques sous pendant les vacances en arrosant les pépinières de Kaydara, au village de Keur Samba Dia, dans la région de Fatick, frontalière avec la Gambie. Mais, au milieu des papayers et des gombos, Bella accroche. Au point que Gora Ndiaye, fondateur et directeur de l’école, lui propose de mettre la main à la terre il y a trois ans, en entrant en formation. Pas si simple : il lui faut convaincre le tuteur légal de l’adolescent. « Au Sénégal, être agriculteur, c’est être pauvre. » Revenus aléatoires, dépendants des cours des céréales et surtout de l’arachide, principale culture sénégalaise d’exportation. « Quel parent encouragerait un jeune dans cette voie ? »

Depuis juin dernier, Bella est installé à son compte, à quelques centaines de mètres de Kaydara, déjà à la tête d’un petit royaume maraîcher verdoyant : un hectare de terre que conquièrent carottes, poivrons, aubergines, piments, laitues, haricots, choux, pommes de terre, navets, basilic, menthe, fleurs diverses… Bella a déjà de quoi offrir du travail à un assistant.
À proximité, Ibrahima Touré n’a pas chômé non plus depuis sa sortie de formation. Son lopin est plus simple : pommes de terre et poivrons, « cultures qu’[il] maîtrise bien, et d’un bon rapport » . Quand viendra l’hivernage – la saison des pluies, de juin à septembre –, il passera au piment, à l’aubergine et au melon.
A
uparavant, il était manœuvre dans la ville côtière de Mbour, à deux heures de là. Fils d’agriculteur, dans le bassin arachidier des environs de Kaolack, il a vu son père subir la crise des cours internationaux. « Mais j’ai décidé de retourner à la terre, explique-t-il, parce que je suis convaincu que le maraîchage me permettra de vivre. » D’ailleurs, sa femme et ses trois enfants vont venir le rejoindre dans la petite baraque en dur construite pour lui par la ferme-école.

Formé au travail social, Gora Ndiaye, l’âme de Kaydara, s’intéresse assidûment depuis une vingtaine d’années au sort de l’agriculture africaine, « la voie pour nos pays » . Il critique radicalement les « mauvaises pratiques issues du colonialisme »  : le privilège donné à l’arachide pour l’exportation, la médiocre qualité des semences, la dégradation des sols – lessivés par l’irrigation et dont l’humus n’est pas reconstitué –, les équipements inadaptés. « Et puis les céréales et l’arachide laissent les paysans désœuvrés pendant les neuf mois de la saison sèche, et dépendants des évolutions des cours » , déplore-t-il.

S’ajoutent aujourd’hui les aléas du dérèglement climatique. « Il faut au contraire favoriser une agriculture à taille humaine, visant l’autonomie des paysans » , défend Gora Ndiaye. Très proche des pensées de l’agronome René Dumont ainsi que de Pierre Rabhi, qui a développé l’agroécologie à grande échelle dans certaines régions sahéliennes, il s’emploie dans un premier temps à vérifier ses intuitions sur une miniparcelle de 500 m2 à Dakar : « Rien que des légumes, qui me rapportaient jusqu’à 35 000 CFA par mois   [soit l’équivalent d’un salaire moyen]  ! »

En 2003, avec son association Jardins d’Afrique, il acquiert sur ses deniers 5 hectares à Keur Samba Dia afin de lancer Kaydara – qui signifie « Viens à l’école de la vie » en wolof, langue majoritaire du Sénégal. Il met d’abord au point une technique performante d’agroforesterie – la culture sous des arbres. Il jette son dévolu sur quatre variétés de cocotiers nains, choisies pour leur production de noix, leurs besoins modestes en eau, leur qualité ornementale. « C’est notre capital, explique Abderrahim Mba. Ces arbres entretiennent la qualité des sols et créent un microclimat favorable aux cultures, avec leurs feuilles qui tamisent le rayonnement solaire et des racines qui fixent le sol sans gêner le développement des plantes. » Gora Ndiaye va chercher les premières pousses de cocotiers en Côte d’Ivoire et au Bénin, et démarre une pépinière, pour les besoins de Kaydara et de clients locaux – hôtels, particuliers, programmes de reconstitution des cocoteraies côtières, etc.

La terre locale n’est pas réputée bonne. Mais, avec la méthode Kaydara et la présence de la nappe phréatique à 4 mètres de profondeur seulement, tout pousse. La ferme-école, avec ses locaux d’enseignement et d’accueil, ses panneaux photovoltaïques pour l’éclairage et le pompage d’une partie de son eau, ouvre en 2006 grâce à des fonds associatifs, d’institutions, de collectivités et de particuliers.

Principe cardinal : l’agriculture est écologique. Les pesticides et engrais chimiques sont bannis, les techniques de travail préservent les sols de l’érosion et de la salinisation, les semences sont locales dans la mesure du possible.

La production de compost est entretenue par les déjections animales issues d’élevages – animaux de basse-cour, bovins, moutons, chèvres, ânes et chevaux. Les insectes prédateurs sont détournés des cultures par des fleurs, également semées pour la vente, mais surtout grâce au neem, arbre tropical courant dont les graines, après broyage et décoction, fournissent un répulsif très efficace.

Kaydara accueille aujourd’hui en formation des agriculteurs déjà installés, et des promotions en internat d’une douzaine de jeunes, de 14 à 22 ans, dont la première, avec Bella et Ibrahima, est sortie en mai dernier. Trois années d’instruction à plein-temps –  « sans vacances même, mais ils en redemandent ! » , affirme Gora Ndiaye –, au bout desquels ils maîtrisent 25 « itinéraires techniques » – cultures de légumes, de fruits et d’aromates, production de compost et d’insecticides naturels, conduite de petits élevages, etc. Grâce à la diversité et à la complémentarité des activités, les paysans sont occupés toute l’année, ce qui réduit les risques économiques. « Ils savent même cultiver pendant l’hivernage, ce qui est peu courant dans cette saison, où la vente des légumes est très lucrative. »

Mais Kaydara ambitionne bien plus que de former des producteurs bios. Dans cette aire proche du delta du Saloum, en partie classé « réserve de biosphère » par l’Unesco, où de nombreux paysans précaires sont expropriés de leurs terres par des exploitants de grands vergers, des résidences et des infrastructures pour un tourisme qui explose, Gora Ndiaye fait de la résistance à l’exode rural. Selon le terme qu’il affectionne, ce sont des « entrepreneurs ruraux » , les plus autonomes possible, qui sortent de la ferme-école, avec pour objectif d’implanter à leur tour de petits Kaydara.
Pour cela, les jeunes maraîchers en herbe sont aussi formés à la gestion des ressources naturelles (sol, eau, semences, etc.), des investissements, de la trésorerie, etc.

Au bout de six mois à la ferme-école, ils sont tenus d’assurer leur prise en charge et de se constituer un petit pécule pour la sortie, par la vente des produits du lopin de terre (environ 800 m2) sur lequel ils se forment. À leur sortie, les élèves sont de plus gratifiés de cent plants de cocotier et de quelques animaux (volailles, lapins, moutons).

Reste une condition, à l’évidence la plus délicate pour assurer la réussite de cet essaimage : disposer d’une terre. Kaydara demande ainsi que chaque élève admis ait l’assurance d’être doté en fin de formation d’un hectare cultivable, par sa famille, une association et une collectivité locale. Valeur : environ 1,5 million de francs CFA (environ 2 300 euros).

Par l’intelligence de son projet mais aussi une indéniable esthétique paysagère, la ferme-école retient régulièrement l’attention des médias locaux, alimentant les demandes de formation. Gora Ndiaye a été invité à présenter son expérience jusqu’au Congo. Et à Keur Samba Dia, des villageois commencent à planter des cocotiers dans leurs champs…

Écologie
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