La dépendance, une affaire privée ?

Les propositions pour la prise en charge des personnes âgées dépendantes ne manquent pas. Les plus récentes montrent qu’on se dirige vers un système individuel qui intègre les assureurs privés.

Thierry Brun  • 10 février 2011 abonné·es
La dépendance, une affaire privée ?
© Photo : Science Photo Library / AFP

Bruno approche des 75 ans. Après un accident vasculaire, il n’arrive plus à se lever. En quelques années, il a perdu le sens de l’orientation. Le peu d’activité de cet homme qui avait mené jusque-là une vie bien remplie nécessite une prise en charge à domicile ou dans un établissement, s’il en a les moyens. Dans le langage administratif, il est en situation de perte d’autonomie, « nécessitant une aide pour les actes essentiels de la vie » . Il a même été classé « GIR 2 », c’est-à-dire presque au maximum d’une grille d’évaluation déterminant le niveau de sa « perte d’autonomie », ou de sa « dépendance », après examen de son dossier.

Comme la plupart des personnes âgées de plus de 60 ans, il peut prétendre à une allocation personnalisée d’autonomie (APA), une aide publique versée par le département de son lieu de résidence (voir ci-dessous). Mais, dans la plupart des cas, malgré cette aide, les frais résultant de la perte d’autonomie sont insoutenables pour les familles, surtout pour les plus modestes. Et, avec l’augmentation du nombre de personnes âgées, les coûts liés au vieillissement de la population sont considérés comme une bombe à retardement pour le financement de l’APA et des établissements médico-sociaux (voir encadré). La situation serait catastrophique, dramatise le gouvernement : la dépense totale consacrée au financement de la dépendance atteint 22 milliards d’euros par an, et des projections tablent sur un besoin accru de 10 milliards par an dans quinze ans.

À la suite de ce constat, une grande consultation nationale a été lancée sur la réforme de la dépendance, promesse de campagne de Nicolas Sarkozy. Des groupes de travail, mis officiellement en place le 31 janvier par la ministre des Solidarités, Roselyne Bachelot, alimentent un débat qui devrait s’achever en juin par la remise d’un ultime rapport, le gouvernement souhaitant adopter les premières mesures à l’automne 2011.

À l’issue de cette consultation, la réforme devra répondre à une question cruciale : comment et dans quelles conditions « accompagner » les personnes dépendantes, et avec quels moyens ? « Les personnes âgées qui sont à domicile ou dans un établissement, ainsi que leurs familles, paient très cher. La question est de rendre tout cela plus juste et de faire en sorte que tous les Français paient un peu pour aider ceux de nos aînés qui ont besoin d’aide » , explique Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), qui recouvre les établissements d’accueil et le service à domicile. Cette association participe avec de nombreuses autres aux groupes de travail et milite pour une « prestation d’aide à l’autonomie quel que soit l’âge des personnes concernées (avant et après 60 ans) » , qui n’a pas rencontré un franc succès auprès du gouvernement et de la majorité présidentielle.

Ainsi, des pistes préparatoires à une réforme ont été rendues publiques le 1er février par la mission d’information du Sénat présidée par le sénateur UMP Philippe Marini, à la veille de la première réunion des groupes de travail sur la prise en charge de la dépendance… « C’est étonnant ! On a déjà des propositions du Sénat, mais aussi du gouvernement et de l’Assemblée nationale, alors qu’une consultation nationale démarre. C’est un déni de démocratie ! » , s’exclame Bernard Ennuyer, sociologue, membre du collectif Une société pour tous les âges.

La mission estime, comme le gouvernement, que le financement de la prise en charge de la dépendance serait amélioré en puisant dans le patrimoine des bénéficiaires de l’APA, lesquels devraient choisir entre une APA à 50 % ou une « prise de gage de 20 000 euros sur la fraction du patrimoine » dépassant un seuil fixé entre 150 000 et 200 000 euros. « Si on ne taxe les patrimoines que des personnes qui sont en situation de perdre leur autonomie, cela veut dire que l’on taxe les patrimoines en fonction de l’état de santé de leur détenteur. C’est inacceptable ! », s’insurge Pascal Champvert.

Pour compléter la réforme, le rapport de la mission soutient de vieilles recettes, déjà formulées en 2008, comme le choix d’un financement mixte public-privé pour la prise en charge de la dépendance, qui constitue un risque « prévisible et peut être couvert par une assurance. Chacun de nos concitoyens pourrait s’y préparer » , a indiqué le sénateur UMP Alain Vasselle, rapporteur de la mission. Déjà, en juin 2010, la députée UMP Valérie Rosso-Debord avait proposé de rendre obligatoire la souscription d’une assurance dépendance auprès d’un organisme privé, dans un rapport sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes.

« Les négociations sont apparemment ouvertes, mais les bases de discussion semblent déjà bien fermées » , ironise Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath, association des accidentés de la vie. Roselyne Bachelot a en effet restreint le champ d’application de la réforme en soulignant qu’elle « ne concerne que les personnes âgées » . « Cela maintiendrait la discrimination actuelle de prestation entre les personnes en situation de handicap selon l’âge : pour les moins de 60 ans, attribution de la prestation de compensation du handicap (PCH), pour les 60 ans et plus, attribution de l’APA » , déplore Bernard Ennuyer.

Autre mesure décidée l’année dernière, la suppression de l’exonération de cotisations sociales pour les services à la personne. Un « mauvais départ pour la réforme de la dépendance » , a réagi la CGT. « Cette nouvelle mesure augmentera de façon significative les charges des services d’aide à domicile et d’intervention sociale et familiale, de 2 à 10 %, selon les cas » , estime Françoise Wagner, responsable des retraités de la CGT.

La prise en charge individuelle de la perte d’autonomie serait-elle un passage obligé pour financer la réforme ? « Pour nous, le risque autonomie ne peut s’envisager sur le long terme que par un financement collectif » , estime Bernard Ennuyer, qui tempère les propos alarmistes du gouvernement. Pour lui, il faut mobiliser « de 5 à 8 milliards d’euros pour amener l’allocation personnalisée d’autonomie au niveau moyen de la prestation de compensation du handicap (PCH), sans négliger que cette dernière n’est pas totalement suffisante » . Et pour financer ce qui serait une « prestation personnalisée de compensation » , le sociologue en appelle à la solidarité nationale pour « solvabiliser au maximum cette couverture des soins de longue durée » .

Avec quelles sources de financement ? « Impôts directs, la CSG, la TVA sociale, les droits de succession plus importants pour tout le monde, la création d’une cotisation spécifique, etc. » , énumère le sociologue.
« On joue à l’apprenti sorcier quand on tend à diminuer la solidarité dans la protection sociale. Depuis la crise, un grand nombre d’associations demandent que la perte d’autonomie soit dans la Sécu » , ajoute Françoise Wagner. C’est n’est pourtant pas ce qui se profile.

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