La fin de l’après-11-Septembre

Denis Sieffert  • 3 février 2011 abonné·es

Au matin de ce mardi 1er février, l’histoire semble avoir comme une ultime hésitation. Hosni Moubarak sera-t-il encore là dans quelques heures ? Dans quelques jours ? Improbable depuis que, la veille au soir, l’armée a officiellement reconnu la légitimité des revendications du peuple. Est-ce à dire que la magnifique révolution égyptienne, quinze jours après le soulèvement tunisien qui l’a inspirée, est déjà victorieuse ? Rien n’est moins sûr. Car une autre bataille s’engage, dont les enjeux sont planétaires. C’est tout le Moyen-Orient qui vacille. C’est le conflit israélo-palestinien qui risque, demain, d’être reconfiguré dans un rapport de force nouveau. Le paradoxe dans cette affaire, c’est que les dirigeants occidentaux, qui n’ont que le mot « démocratie » à la bouche, n’accueillent pas nécessairement avec enthousiasme l’idée que le processus démocratique égyptien pourrait aller à son terme, c’est-à-dire jusqu’à des élections libres dont chacun accepterait l’issue. Ce n’est pas pour rien que les États-Unis, l’Union européenne et Israël se sont accommodés pendant quarante ans d’une dictature au Caire (laissons de côté Nasser, qui appartient à une autre époque). Et on imagine aisément que les solutions de rechange sont examinées avec angoisse, à Washington, comme dans les principales capitales européennes. D’autant plus qu’il faut faire vite pour stabiliser le pays car en attendant… le prix du baril de pétrole flambe. Ces solutions, quelles sont-elles ?

La plus immédiate, celle que Moubarak lui-même a suggérée, sans doute à son insu, s’incarne évidemment dans la personnalité d’Omar Souleiman, ce vice-président nommé à la va-vite, alors que la fonction était vacante depuis trente et un ans. Chef des renseignements, l’homme est le missi dominici de l’Égypte dans les relations israélo-palestiniennes, et même dans les relations interpalestiniennes. Il rassurerait Israël, et, hélas, l’Autorité palestinienne, dont le Président, Mahmoud Abbas, a grossièrement exprimé sa « solidarité » à Moubarak, oubliant que la cause palestinienne est soutenue par les peuples, et non par les dictateurs. Mais, vu de la place Tahrir, épicentre et lieu devenu symbolique de la révolution, la promotion de Souleiman constituerait un tour de passe-passe. Un relookage. Même si l’irruption de la population sur la scène de l’Histoire bouleverse de toute façon les conditions futures d’exercice du pouvoir. On peut cependant prévoir que le mouvement, à l’image de ce qui s’est passé en Tunisie après une première tentative de replâtrage, n’en resterait pas là. L’autre hypothèse, c’est évidemment Mohamed el-Baradaï. En apparence, quelle meilleure solution pour les Occidentaux qu’un prix Nobel de la paix, démocrate libéral ? Mais l’homme n’a derrière lui aucun parti politique. Ou, plus exactement, il a le soutien redouté des Frères musulmans. Nous voilà au cœur du problème. Car, en vérité, tous les chemins mènent à cette confrérie, bête noire des Occidentaux et d’Israël… et de la direction de l’Autorité palestinienne.

Ces derniers n’oublient pas que le Hamas est issu de la branche palestinienne des Frères. Ils ont oublié en revanche que les Frères musulmans palestiniens ont été, avant 1987, très accommodants avec Israël. Or, il y a fort à parier que tout processus démocratique placera directement ou indirectement les Frères en position de force dans la nouvelle Égypte. Ce qui appellera une remise en cause radicale de la grille de lecture occidentale. Avec la révolution égyptienne, on en finirait avec l’après-11-Septembre-2001. Si les attentats antiaméricains n’ont été en fait qu’une sanglante opération de commando, ils ont donné lieu dans les pays occidentaux à une interprétation en forme d’amalgame. Une grille de lecture inspirée par les néoconservateurs américains a rapidement fait triompher une équation, islamisme égale terrorisme. Avec la guerre d’Irak, les États-Unis de George Bush ont produit à l’échelle planétaire ce que les sociologues appellent une prophétie autoréalisatrice. Ils ont en partie donné au monde musulman la réalité qu’ils prétendaient dénoncer.

Mais ni Al-Qaïda ni les pouvoirs mis en place par les États-Unis, en Irak comme en Afghanistan, n’ont une once de légitimité. Et voilà bien la principale conséquence de la révolution égyptienne : si elle n’est pas privée de sa victoire, si le curseur n’est pas bloqué à mi-mouvement, le pouvoir qui en résultera aura une légitimité que les idéologues occidentaux ne pourront guère contester. Il ne sera issu ni d’un groupuscule ni d’une guerre importée. À terme, le libéralisme pourrait toutefois s’en accommoder, car les islamistes égyptiens ne sont pas ennemis du marché, bien au contraire. À la direction des Frères, une jeune génération issue des classes moyennes cultivées est toute prête à s’inscrire dans ce qu’on appelle, pour le meilleur et pour le pire, la modernité. Et si les conservateurs, plus conformes à la représentation qu’en ont les Occidentaux, sont aujourd’hui en position de force à la tête de la confrérie, c’est en grande partie en raison de l’isolement du mouvement et de la répression. Comme les islamistes turcs, les Frères musulmans se transformeraient à l’épreuve du pouvoir. Une révolution rendue possible par Internet ne nous renverra pas au Moyen Âge. Nous devons le comprendre, et ne pas reproduire, même sous la pression israélienne, l’énorme contresens qui a conduit à rejeter en Palestine un processus démocratique que les capitales occidentales avaient pourtant, dans un premier temps, appuyé et validé. Si nous y parvenons, la révolution égyptienne pourrait marquer la fin du choc des civilisations et révolutionner aussi notre vision du monde.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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