Le rêve du « printemps égyptien »

­Depuis le 25 janvier, des centaines de milliers d’Égyptiens ont réclamé dans la rue le départ de Moubarak. Jour et nuit, ils occupent la place Tahrir, devenue le symbole du printemps égyptien. Politis a recueilli les craintes et les rêves des insurgés.

Leïla Minano - Youpress­­­  • 10 février 2011 abonné·es
Le rêve du « printemps égyptien »
© Photo : Baz / Desouki / AFP

« Le futur, c’est maintenant. » Ayman, professeur d’université, occupe la place Tahrir depuis quatre jours. « Pour le moment, je profite de ma liberté de débattre, d’exprimer mes opinions librement, sans risquer de finir en prison. » Cet enseignant de 45 ans fait partie de la centaine de milliers d’insurgés égyptiens qui sont descendus dans la rue pour réclamer le départ d’Hosni Moubarak. Un mouvement populaire et spontané qui a commencé par un message laissé sur Facebook… Alors qu’une centaine de personnes sont attendues place Tahrir le 25 janvier, ce sont 20 000 Égyptiens qui se présentent au rassemblement appelé sur le réseau social ! Une mobilisation exceptionnelle dans un pays où le droit de défiler est strictement encadré.
Depuis, les insurgés eux-mêmes ont perdu le compte des Égyptiens descendus sur Milta Tahrir, la place de la Libération, pour réclamer la fin d’un régime autoritaire vieux de trente ans. Un soulèvement populaire qui, en quelques jours, a obtenu des avancées inimaginables un mois auparavant : d’abord, la promesse du raïs de ne pas se présenter aux prochaines élections et sa démission du Parti national démocrate. Insuffisant pour les occupants, qui continuent de squatter jour et nuit cette place devenue le symbole du printemps égyptien. Ayman, lui, « ne rentrera pas chez [lui], même pas pour prendre une douche, tant que le dictateur ne sera pas parti » . Ensuite, « il pourra rêver d’élections libres, où les Égyptiens auront le choix parmi plusieurs candidats, y compris les Frères musulmans, s’ils se présentent » , poursuit-il.

Sur la place, on s’entend à peine, les slogans et les discours au mégaphone résonnent dans une ambiance de carnaval où les pancartes le disputent aux banderoles et aux drapeaux égyptiens. Malgré les affrontements qui ont fait rage trois jours durant, l’enthousiasme des occupants ne faiblit pas. Pourtant, tout le monde a en tête les 13 morts et 800 blessés provoqués par les attaques des pro-Moubarak. « C’est le prix de la liberté, mieux vaut mourir en martyr que chez soi, comme un lâche » , rétorque l’enseignant. Comme Ayman, ils sont nombreux, place Tahrir, à ne pas savoir de quoi sera fait demain. Pour beaucoup, il s’agit de débattre de l’issue de la mobilisation plus que de réinventer l’après-Moubarak.

« Qu’allons nous faire si l’armée s’attaque à nous ? Personne n’osera s’en prendre aux soldats… » , interroge Habir, occupante de la place depuis sept jours et en pleine discussion avec Maha, 32 ans, une collègue institutrice, venue apporter des sandwichs. « Dans ce cas, nous devrons nous défendre, mais nous ne les attaquerons pas, car notre mouvement est pacifique » , rétorque Maha. « Comment voulez-vous que l’on pense à l’avenir alors que nous ne savons pas ce qui va se passer dans une heure ? » , explique Habir. Et Maha d’ajouter : « Les seuls qui pensent à l’avenir sont les Américains qui agitent le spectre des Frères musulmans pour nous décrédibiliser. Mais, ici, nous sommes tous ensemble, nous prions avec les chrétiens, les vieux, les jeunes, les femmes, nous sommes tous unis dans un seul but : la fin du régime. » Et Habir montre le dessin d’une croix entourée d’un croissant accroché à un pylône : « C’est Moubarak qui nous a divisés pendant toutes ces années. Sur la place, nous apprenons à nous redécouvrir alors que nous vivions chacun de notre côté, c’est la révolution de l’amour. »

Depuis quelques jours, malgré la bonne humeur, la tension est ­pal­pable. Derrière les barricades, les ateliers peinture et banderoles ont fait place à la fabrication de boucliers et de lance-pierres. Palissades en métal découpées ou saladier en guise de casque, tout est bon pour se protéger des pluies de pierres qui sont devenues les armes favorites des pro comme des anti-Moubarak. D’ailleurs, plus personne n’est surpris de voir des occupants la tête couverte de bandages passer dans la foule. Pour faire face à l’afflux de blessés, huit hôpitaux de campagne ont été installés sur les trottoirs. À même le sol poussiéreux, des brancards de fortune ont été fabriqués par les médecins et les infirmières venus se « mettre au service de la révolution » . « Après les violences, un message sur Facebook a demandé au personnel médical de se présenter sur la place, je n’ai pas réfléchi, je suis arrivé quelques heures après » , raconte un des médecins.

La solidarité est la règle sur la place Tahrir. Vivres, eau, médicaments sont apportés pas les Égyptiens de passage car les occupants ne peuvent se les procurer en raison de la fermeture des commerces à proximité. À quelques pas d’Habir et de Maha, un attroupement s’est formé. Au ­centre, le docteur Gamal Abdel-Hadi, membre du mouvement des Frères musulmans et professeur d’histoire et de civilisation à l’université islamique. « Nous voulons que la terreur cesse , explique l’octogénaire, emprisonné plusieurs années par le régime de Moubarak. Nous voulons un régime de paix, où musulmans, chrétiens et juifs vivent ensemble. » Avant d’ajouter : « Notre révolution est pacifique, ce sont les sbires de Moubarak qui portent le sang de nos jeunes sur les mains. »

Comme pour faire écho à l’intervention du professeur, des hommes commencent à s’allonger devant les chars d’assaut censés « sécuriser » la place. « S’ils avancent, ils devront nous passer sur le corps ! » , s’énerve Hassan, un jeune homme qui a élu domicile dans la chenille d’un tank. « L’avenir, pour moi, c’est soit mourir écrasé par ce char, soit la liberté. Et si je meurs, eh bien mon fils pourra aller voter librement, inch Allah ! » Interpellé par ma question, Mohammed, timide, répond : « Mon rêve à moi, c’est qu’une fois le dictateur tombé, chaque semaine, les Égyptiens se réunissent place Tahrir pour débattre ensemble. Je voudrais que notre futur dirigeant descende nous écouter. Car, pour lui, notre opinion comptera vraiment. » Mohamed El-Baradeï, dirigeant de la Coalition pour le changement, Amir Moussa, président de la Ligue arabe, qui pourrait incarner le renouveau politique en Égypte ? « Personne… pour le moment » , répond Mohammed.

Salma, étudiante en sciences politiques, fait aussi partie des indécis. « Tout au long de leur histoire, les Égyptiens n’ont vécu que sous des régimes militaires ou des royautés, ils n’ont jamais eu l’occasion de choisir leurs dirigeants » , explique la jeune femme. Et d’ajouter : « La conscience politique des Égyptiens est très ­faible, car, avant la révolution, nous n’avions pas l’habitude d’exprimer nos opinions politiques ou de débattre. C’est pour cette ­raison que nous avons besoin d’une période de transition. Il nous faut une vraie campagne électorale de plusieurs mois où les candidats expliquent leurs programmes librement, comme aux États-Unis. »

Ahmad, étudiant lui aussi, est en charge de récupérer tous les documents – photos et vidéos – qui montrent les violences à l’encontre des manifestants. « Quand Moubarak et ses sbires passeront devant les tribunaux, nous aurons des preuves contre eux , dit-il. Pour moi, notre futur dirigeant sera quelqu’un qui aura le courage de tous les traîner en justice. » Et de conclure : « Je refuse qu’ils finissent leur vie comme les autres dictateurs, avec nos milliards, sur une plage de France. »

Publié dans le dossier
Ce que veulent les Égyptiens
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