Les agriculteurs, chair à poison

De plus en plus de travailleurs agricoles sont reconnus victimes des effets catastrophiques pour la santé des produits phytosanitaires. Mais la profession et l’industrie restent dans le déni.

Nolwenn Weiler  • 17 février 2011 abonné·es
Les agriculteurs, chair à poison
© Photo : Rozencwajg / photononstop

La famille Chenet va devoir apprendre à vivre sans père. Âgé d’une quarantaine d’années, cet agriculteur est décédé le 15 janvier dernier d’une leucémie. Viticulteur à Ruffec, en Charente, il pulvérisait régulièrement sur ses vignes des fongicides contenant du benzène, une substance inscrite depuis 1973 dans les tableaux de la Sécurité sociale comme pouvant être à l’origine de leucémies. Le lien entre son boulot et sa maladie a été reconnu par la Mutualité sociale agricole (MSA) en 2006, après deux longues années de procédure. Il devient donc l’une des premières victimes officielles des pesticides [^2], dont la France est, avec 65 000 tonnes répandues chaque année, le premier consommateur européen et l’un des tout premiers au niveau international, avec les États-Unis et le Brésil.

Une grande majorité du million d’agriculteurs et de salariés agricoles français utilisent des pesticides, mais ils ne sont qu’une trentaine à avoir obtenu cette reconnaissance de maladie professionnelle. D’abord parce que beaucoup d’entre eux se taisent. Dire que l’on est malade, c’est abonder dans le sens de tous les citoyens qui assimilent les agriculteurs à de simples pollueurs. Et ce n’est pas facile à porter. ­

Remettre en cause une vie entière de travail (souvent rude) n’est pas chose aisée non plus. Il y a en sus un véritable déni de la profession agricole. Xavier Beulin, nouveau président de la toute-puissante Fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles (FNSEA), n’a-t-il pas annoncé sur RTL le 24 janvier dernier que le cas de Yannick Chenet était isolé ? Et que les dispositifs d’épidémiosurveillance étaient performants en France ?

Ces assertions tranchent avec la réalité quotidienne des utilisateurs de pesticides, qui se plaignent régulièrement, et de plus en plus, de diverses affections. Chroniques ou persistantes. Parmi les symptômes recensés par Phyt’attitude, le réseau de surveillance toxicologique de la MSA, qui fonctionne depuis une dizaine d’années, on note : des symptômes cutanés (démangeaisons et brûlures), digestifs (nausées, vomissements, douleurs abdominales), neuromusculaires (maux de tête, vertiges ou fourmillements) et ophtalmologiques. Si les données épidémiologiques manquent en France, on sait aujourd’hui, grâce à des études réalisées ailleurs dans le monde (et notamment aux États-Unis), que les pesticides peuvent causer des maux plus graves encore. Notamment des cancers, des troubles de la reproduction (infertilité, malformations, enfants mort-nés, fausses couches) ou des risques neurologiques (comme la maladie de Parkinson).

C’est par les voies respiratoire et cutanée que les molécules mortelles ­pé­nètrent le corps des agriculteurs, et ce à divers moments du traitement : pendant la préparation du produit, la manipulation des semences traitées, l’application (mécanisée ou manuelle) et le nettoyage du matériel ou de l’équipement de protection individuel (EPI), qui comprend masque, gants et combinaison. Les informations quant à la dangerosité des molécules et aux précautions d’utilisation, que les fabricants se vantent de fournir, sont en vérité très difficiles d’accès. Parce que noyées dans la masse et parfois écrites avec des caractères illisibles. « Par ailleurs, le système actuel de notification de l’information toxicologique n’est pas toujours accessible aux non-­initiés, car le langage utilisé est souvent trop scientifique » , notait Laure Ledouce, ingénieure en prévention des risques phytosanitaires à la MSA, lors du colloque « Phytosanitaires : quelle place pour la santé des agriculteurs ? », organisé en mars 2010 par la mutuelle. Les vendeurs conseillent par ailleurs aux agriculteurs l’utilisation de « matériel performant » . Entendez : des tracteurs avec cabines, par exemple. Ou des pulvérisateurs dernier cri que la plupart des paysans n’ont pas les moyens de se payer. Dans la région du Beaujolais, par exemple, 60 % des équipements ne sont pas des plus récents, et à peine 15 % des tracteurs ont des cabines. En outre, le port des gants, évidemment recommandé, n’est quasiment jamais appliqué parce qu’ils font ­perdre de la dextérité. Quant aux combinaisons, préconisées, elles sont simplement inefficaces ! Dans un rapport rendu en janvier 2010, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) précise ainsi que « les résultats des deux campagnes d’essais portant sur l’efficacité des combinaisons de protection ­chi­mique […] indiquent que seulement deux modèles sur les dix testés sont conformes, en matière de perméation, aux performances annoncées par les fabricants ».

Le traitement n’est pas le seul moment à risque. Les expositions aux produits peuvent être plus fortes en phase de réentrée (le moment où on entre dans le champ après l’avoir traité) qu’en phase de pulvérisation. On estime en effet que 40 à 60 % des produits n’atteignent pas le sol et restent en suspension dans l’air. Les femmes sont particulièrement concernées par cette exposition post-traitement. Mais les données épidémiologiques manquent sur ­l’état sanitaire de cette population qui, pendant longtemps, n’a pas eu de statut au sein des exploitations.

Et cette contamination féminine est d’autant plus problématique qu’elle implique, en cas de grossesse, une contamination fœtale. En plein développement cellulaire, le fœtus est plus fragile aux agressions de son environnement. Diverses études l’ont constaté [^3]. Outre les risques de malformations (notamment génitales) à la naissance, cette exposition précoce multiplie les risques de cancers, puisque les effets additionnels ou synergiques des cocktails de substances chimiques se révèlent (quand ils sont évalués) catastrophiques. La proximité directe avec les pesticides (in utero ou après naissance, puisqu’on trouve des produits phytosanitaires en suspension dans l’air à proximité de l’habitation, sur les vêtements et la peau des parents) fait donc des enfants d’agriculteurs des victimes privilégiées. Et on ne peut plus innocentes.

Les pouvoirs publics prétendent prendre la mesure de la catastrophe. Lors de ses vœux au monde rural, prononcés le 18 janvier à Truchtersheim, en Alsace, le président de la République a ainsi tenu à « réaffirmer clairement [son] attachement à une agriculture durable, respectueuse de son environnement et qui ne met pas en danger la santé des paysans » . Mais pourquoi, alors, avoir réduit cette année de 50 % le crédit d’impôt dont bénéficiait l’agriculture biologique, qui n’utilise pas de pesticides ? Le très puissant lobby phytosanitaire français (qui pèse plus de deux milliards d’euros de chiffre d’affaires) aurait-il eu son mot à dire ?

[^2]: Plusieurs agriculteurs victimes de pesticides témoignent dans le dernier documentaire de Marie-Monique Robin Notre poison quotidien, qui sera diffusé le 15 mars prochain sur Arte, à 20 h 40.

[^3]: Pour plus d’informations sur les conséquences sanitaires des pesticides et les démarches à entreprendre par les professionnels touchés par ces pollutions : www.victimes-pesticides.fr

Écologie
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