[Puisque ses écrits semblent inspirer vos commentaires, encore un texte de Danielle Bleitrach, toujours à propos de la Libye, mais sous un autre angle : la camarade sociologue et colère (toujours !) compare ci-dessous (et sur Questions de société), la tenue des débats pré-électoraux en France et en Russie, à l’occasion de la question libyenne …]
Un politologue russe Fedor Loukianov soulignait récemment dans un article publié par Ria Novosti la manière dont, à propos de la Libye, il y a eu deux Russies face à une Libye et de fait la première opposition entre Poutine et Medvedev, le premier ministre et le président, sur le vote de la Russie au Conseil de sécurité, une simple abstention (option Medvedev) au lieu d’exercice du droit de veto. Poutine n’est pas d’accord.
En Russie : Un affrontement électoral mais sur le fond
Au lieu d’y voir, comme l’auraient fait les analystes français toujours prêts à lire les événements par le petit bout de la lorgnette, simplement le début d’un affrontement de la campagne présidentielle, Fedor Loukianov expliquait qu’il s’agissait d’une opposition sur le fond, à savoir la place de la Russie dans le monde. Poutine se situe, disait-il, dans la tradition de l’ex-URSS exerçant son droit de veto quand il y a viol de la souveraineté d’un pays par l’impérialisme US, alors que Medvedev accepte son rôle de puissance régionale et pratique le compromis.
Il est probable que ce positionnement différent n’est pas exempt de tactique électorale, chacun tablant sur un état de l’opinion sur la question.
Les forces politiques existantes en Russie, ne serait-ce que l’existence d’un puissant parti communiste, poussent incontestablement dans le sens d’un opposition plus marquée aux aventures impérialistes des Etats-Unis, une Russie qui s’intégrerait plus au sein du Bric (Bresil, Russie, Inde, Chine) et recréerait une zone d’influence dans l’ex-URSS, pour rester une puissance apte à impulser un rassemblement international capable d’isoler cet impérialisme de plus en plus irresponsable. Medvedev lui se présente comme plus « libéral », à tous les sens du terme et tente une alliance avec l’Europe ou plutôt avec l’Allemagne, Moscou et Berlin venant de répéter à la veille de la réunion du Conseil de Sécurité leur entente totale pour freiner des quatre fers sur l’opération libyenne, étant bien entendu que tout le monde a compris qu’il ne s’agissait que d’une mise en bouche pour une escalade vers l’Iran …
Sans être une inconditionnelle de Poutine pas plus que de Medvedev, je note simplement qu’il y a une différence dans le niveau du débat avec ce à quoi on assiste en France, et que cette différence ne va pas dans le sens du stéréotype habituel.
La décadence de la politique française est-elle liée à la perte d’influence des communistes ?
L’analyse du commentateur russe est intelligente et elle témoigne de la manière dont autour de la question de la Libye se réorganise une conception de la stratégie mondiale. Ce bougé va bien au-delà de la place de la Russie. Le monde entier est en phase de lignes mouvantes, de plaques tectoniques en déplacement avec des possibilités de tremblements de terre, de raz de marée sans parler de fusion nucléaire. Qu’il s’agisse en Russie d’un positionnement de deux candidats à la présidentielle sur la place de leur pays dans ces secousses de grande ampleur n’est pas dénué d’intérêt pour l’avenir du peuple russe comme celui de tous les peuples.
Comparons la nature du débat à ceux que l’on nous autorise dans notre propre pays : l’enjeu électoral dit « démocratique » gouverne le recours aberrant à des bombardements meurtriers et il ne s’agit pas d’une procédure de consultation citoyenne mais bien d’un vision marketing de l’ « opinion », sa mobilisation à l’émotion …
S,i en Russie, deux points de vue politique s’affrontent dans le cadre d’une campagne électorale, le débat public en France est entré dans un tel état de décadence que tout le monde court derrière le consensus, l’union sacrée. Faute d’une dimension nationale on prétend fabriquer le dit consensus sur « le « storytelling », cette technique de marketing qui consiste à fabriquer une histoire plus ou moins développée mais destinée à susciter l’émotion avant tout raisonnement. En matière commerciale mais aussi en politique, d’abord en ce qui concerne la promotion des candidats, mais aussi en construisant ce que Michel Collon dénonce à juste raison comme le « médiamensonge » précédant désormais toute guerre. On invente une histoire sur laquelle on brode, le type étant l’histoire des bébés en couveuse de Saddam Hussein, les armes de destruction massive, et cette fois Kadhafi faisant 6000 morts dans sa propre population.
Ce n’est plus de la politique c’est Dallas, avec le méchant JR, un thème à épisode dont tout la presse et la télévision, devenue sur le modèle de l’Empire de Rupert Murdoch un pur système de propagande, nous fabriquent du consensus compassionnel pour accompagner une intervention impérialiste.
Le communisme permettait de poser la vraie question de la démocratie: le rôle citoyen du peuple.
Ceux qui en Russie encore aujourd’hui tentent le jeu « démocratique » électoral sont obligés de le faire sur un fond politique qui était celui du communisme qui, quoiqu’on en dise, marquait les enjeux, les intérêts de classe, ceux de l’impérialisme et ceux des peuples. Les candidats sont obligés d’en tenir compte dans leur positionnement. On nous a assez expliqué que le communisme était liberticide pour que l’on note ce fait qu’il est difficile de contester. On peut dire que la voix citoyenne était monopolisée par un parti et l’intérêt de ses bureaucrates, on ne peut pas nier le fait que les enjeux étaient exprimés. A ce titre je ne fais pas partie des nostalgiques du stalinisme, mais je suis contre la stupide caricature qui a été faite de la réalité du communisme comme « totalitarisme » et je lis avec intérêt les travaux des historiens anglais. Il y a aussi l’expérience française : chaque communiste français, quel qu’ ait été son parcours, les injustices subies, sait qu’il a connu un monde dont il se sentait le protagoniste.
Il faut souligner à quel point y compris dans notre propre pays, la France, l’existence du communisme a été essentiel au débat politique, un facteur de démocratie. Non seulement, nous avions le peuple le plus politisé du monde, celui dont Marx analysait à quel point, à partir de la Révolution française et de la Commune, il intervenait avec fougue et dans sa masse dans l’Histoire, mais nous avions des intellectuels, des vrais, capables de se positionner a contrario de tous les pouvoirs et d’incarner la voix de ce peuple quand le pouvoir ne respectait pas la justice, le droit. La aussi il s’agissait d’un héritage des Lumières et cela tranchait sur le sort malheureux des intellectuels allemands, et d’un peuple rebelle mais toujours trahi par ses divisions : de la guerre de Trente ans (la guerre de l’homme ordinaire) à l’assassinat des Spartakistes par la social démocratie et la montée d’Hitler. L’intellectuel allemand, parce que le peuple lui manquait, se condamnait au silence comme Holderlin, à la folie comme Lenz, au suicide comme Walter Benjamin, au désespoir terroriste de la bande à Baader …
L’intellectuel, le peuple et le droit à l’insurrection.
Une des figures de la France et de son aura était l’existence de ce contrepouvoir qui unissait des intellectuels indomptés et un peuple qui ne l’était pas moins ; et de fait, comme l’avait expliqué De Gaulle face à Sartre et « la Cause du Peuple » (« On ne met pas Voltaire en prison »), il existait la reconnaissance par le pouvoir d’un droit à l’insurrection chère à Spinoza et à la Constitution de l’an II.
Il s’est passé quelque chose en mai 68, il y a été joué une dernière fois cette alliance sous une forme parodique pour certains qui ont fait de l’anticommunisme le but ultime de leur révolte, renversant cul par terre le peuple pour mieux passer d’une attitude morale à une morale de l’attitude, qui se substitue à la politique et dont le type achevé est aujourd’hui Bernard Henri Lévy. Le fait qu’après avoir eu Kouchner comme ministre, nous soyons désormais entraîné dans le sillage de cet histrion prouve à quel point le ver a pourri le fruit, qui est tombé tout naturellement dans le panier de la droite extrême.
Comment sortir de là ? Il faut revenir à la politique, à ses enjeux réels et refuser la compassion, le coeur en écharpe et les indignations moralisatrices.
Quand des intellectuels prestigieux nord-américains et souvent juifs s’étonnent du fait que l’ Ecole Normale Supérieure puisse interdire le débat autour de la question palestinienne, en expliquant qu’ils ne reconnaissent plus la France, ils perçoivent seulement la pointe de l’iceberg. Ils ne mesurent même pas dans quel marais fétide nous nous débattons aujourd’hui. par rapport à la situation française réelle, ils ont toute chance d’intervenir en simple « réaction » et pas d’une manière politique qui est justement ce qui nous manque le plus.
La question palestinienne doit être au cœur du débat politique au Moyen-orient.
De ce fait nulle question ne parait aujourd’hui provoquer indignation légitime et passions que celle des droits du peuple palestinien. On n’en sortira pas tant qu’on en reste là, il faut s’emparer politiquement du problème et exiger des droits : la reconnaissance de la nécessité d’un Etat viable, du retour et mettre en œuvre un processus négocié comme le propose la Chine en impliquant d’autres acteurs que les Etats-Unis et l’Europe. Cette remarque vaut pour à peu près toutes les situations: il est urgent de tenir compte de l’évolution internationale autant que des point de vue régionaux. Refuser la médiation de Chavez, après avoir refusé celle de Lula, fait partie de ce que nous devons transformer dans notre vision du monde, non seulement celle de nos dirigeants mais la nôtre.
Non seulement les Etats-Unis et l’Europe, nous-mêmes Français, ne sommes pas qualifiés pour contribuer à l’émergence de résolution des conflits mais nous en sommes à l’origine. Tant à travers notre conception des relations internationales que comme conséquence de la politique capitaliste néo-libérale que nous imposons à l’humanité. Et non content d’être à l’origine des problèmes, nous sommes désormais en incapacité de les penser sur le plan idéologique. Sur ce plan ce fut la sénilité de nos pleurnichards, c’est désormais le comas dépassé citoyen [^2] .
Oui, il y a urgence de poser la question palestinienne, le viol permanent des droits du peuple palestinien par un Etat de plus en plus raciste, d’extrême-droite colonialiste et impérialiste. Pourtant là encore l’appel à l’émotion, les scénarios, le storytelling est préjudiciable. D’un côté, ceux qui poursuivent sur leur ligne qui consiste à faire de l’impérialisme le seul défenseur de la démocratie devant la tyrannie et qui s’emparent de l’holocauste comme d’un drapeau pour créer l’équivalence absurde entre communisme et nazisme, le totalitarisme. C’est la seule pensée d’un Bernard Henri Levy, son fond de commerce et il l’ impose en s’étant crée sa petite entreprise commerciale de l’influence médiatique en liaison avec ses propriétaires capitalistes autant que la servilité des « intellectuels » (sic). Et à chaque instant avec leur aide on nous invite à l’indignation: nous sommes à chaque instant devant un nouvel Hitler mâtiné d’un Staline, et il faut sauver un petit peuple martyre de ses assauts. Que ce soit l’Union Soviétique qui soit à l’origine de la victoire sur le nazisme doit être nié comme doit l’être le crime d’Hiroshima. Israël doit être défendu parce qu’il est le témoin de ce roman feuilleton.
Mais dans le même temps, il existe des négationnistes qui accomplissent le même travail, nier l’histoire sous prétexte qu’elle nuirait au peuple palestinien, et ils utilisent souvent des intellectuels étrangers pour leur faire cautionner ce dévoiement parallèle, le cas de la manière dont Chomsky est piégé est exemplaire. Tout cela au nom de la morale, de l’indignation en évitant soigneusement le débat politique. Nous ne sortirons jamais d’un tel pathos qui ne sert qu’à exhiber l’exemplarité narcissique de nos « penseurs ».
Ce que permettait l’existence d’un parti communiste était de sortir de ce marketing dans lequel est enfermé la politique française, de ces crises d’hystérie de quelques individus sur fond de passivité du peuple, il permettait de poser la question politique, les buts, les moyens, les luttes, les rassemblements pour aboutir à une issue. Nous n’avons plus de parti communiste digne de ce nom et ce n’est sans doute pas un hasard, cela fait partie de la chute du pouvoir réel que nous avons sur un monde dont nous refusons l’évolution.
Aujourd’hui dans ce qui se passe dans le monde arabe tout n’est pas « exigence de démocratie », il y a de la manipulation autour de ce terme, de son contenu réel. Oui la révolte de ces peuples est légitime, oui il n’y aura ni paix ni justice dans ce monde arabe tant que la question palestinienne ne sera pas traitée dans le sens du respect des droits du peuple palestinien et ne serait-ce que le simple respect des résolutions de l’ONU pour insuffisantes qu’elles soient.
A ce titre, dans ces temps d’hystérie, je voudrais que chacun lise le livre d’Alain Gresh : « De quoi la Palestine est-elle le nom ? » , il me semble que c’est là la position d’un communiste, celle qui redonne au débat politique affrontement sur le fond des enjeux et donc possibilité de peser dans le sens d’une solution politique et pas dans le sens d’une éthique de l’attitude qui semble désormais caractériser le médiacrate français de quelque obédience que ce soit.
Est-il encore temps de reconstruire un parti communiste français, la destruction est allée très loin et avec celle-ci s’effacent les conditions politique du débat public, mais en tout cas il parait nécessaire de ne pas céder sur une conception politique au plein sens du terme.
Danielle Bleitrach .
[^2]: (1) il y a pire que nous : les Belges. Non seulement ils entrent en guerre sans avoir été consultés, mais sans gouvernement, celui qui est désigné simplement pour régler les affaires courantes les entraîne dans l’expédition otanesque pour protéger les Libyens, mais qui protégera les Belges ? …
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