Débattre plutôt que se battre

Avant le second tour des cantonales, qui opposait le FN au Front de gauche, la ville d’Echirolles a organisé des échanges sur les nouveaux visages du racisme. Reportage.

Erwan Manac'h  • 31 mars 2011 abonné·es

Bienvenue à Échirolles, commune iséroise populaire de 35 000 habitants au sud de Grenoble. Ancienne ville ouvrière, creuset de l’immigration, avec son ancienne usine textile reconvertie en musée. Dimanche, le second tour des cantonales, qui concernaient la moitié est de la ville, opposait le Front de gauche au Front national, à la faveur d’un premier tour crédité de 64 % d’abstention. Avec cette opposition inédite en toile de fond et la multiplication des dérapages racistes à l’UMP, la semaine de débat « Cité plurielle », que la mairie communiste organise tous les ans, a pris une dimension particulière. Elle était consacrée cette année aux nouveaux visages du racisme. Ou comment, selon l’invité d’honneur Pierre Tevanian, le racisme se diffuse « par allusions et euphémismes » sous couvert de discours «  sécuritaires, féministes, laïques, mémoriels ou libertaires [^2] » .

Déjà, en septembre, « dans les discussions préparatoires, les choses se disaient avec plus de violence, les gens avaient envie que l’on frappe plus fort, explique Sarah Feyt, chargée de projet au Centre communal d’action sociale de la ville. On a senti que certains Échirollois se dur­cissaient. » Et puis le discours de Grenoble du 30 juillet a laissé des traces. « Après l’intervention de Nicolas Sarkozy, la parole s’est décomplexée, avec une montée des références ethniques , s’inquiète Emmanuelle Chapuis, agent de développement social à Échirolles. Il y a un “lâchage” de la parole au plus haut niveau de l’État qui a des conséquences sur le terrain. »

Dans le hall de l’Espace jeunes du quartier de la Luire, jeudi 24 mars, 90 convives déjeunent en silence et écoutent les invités du quatrième « Midi-Deux » de la semaine. Deux militants du Forum social des quartiers populaires (FSQP) parlent en forçant la voix, sur le thème « Quand le social fout le camp : laïcité, crise sociale, islamophobie ». « Ce qui est dramatique, c’est que les musulmans, à force d’être stigmatisés et diabolisés, ne se sentent plus français et risquent de s’enfermer dans un ghetto » , s’inquiète Abdelaziz Chaambi, militant lyonnais de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI). Il s’excuse d’ailleurs d’insister sur ­l’islamophobie, qui sert, selon lui, à « mettre sous le tapis la question sociale et la paupérisation des quartiers populaires » . « Il faut combattre la vision ethniciste des choses , insiste Pierre-Didier ­Tché­tché Apéa, ­membre de l’association Agora et du FSQP. Cela renferme les quartiers sur eux-mêmes, et les populations risquent de s’en accommoder comme si c’était normal. »

Le débat est riche mais peu contradictoire. Le dépit partagé est presque tu, et la plupart s’interrogent surtout sur les moyens de répondre à la montée d’un racisme insidieux, qui ­semble avoir gagné toutes les strates de la société. « Je travaille à la Caisse d’allocations familiales et je me bats régulièrement avec des collègues qui multiplient les raccourcis racistes, témoigne une convive excédée. C’est sans fin, et cela ne concerne pas seulement les électeurs du FN. »

Cité plurielle s’organise chaque année avec la participation des habitants, invités à s’engager dans le collectif qui prépare l’événement « pendant plus de six mois » . Environ 70 personnes se réunissent une fois par mois pour choisir les thèmes, les intervenants et monter des projets. Il en résulte une tribune dédiée à des problématiques que ­d’autres villes de France laissent trop souvent de côté lorsqu’elles organisent des « quinzaines contre le racisme » plus aseptisées. « On s’est bouffé le nez pendant des années » , se félicite Antar Labiod, de l’association d’habitants du quartier Ahsoé. Il jette un sourire amical au maire de la ville, son partenaire de joute dans les « nombreux débats sociétaux que nous avons eus, avec des gens qui ne prenaient pas la parole avant » .

« Nous sommes allés à Rouen, à Rennes, à Lyon… dans tous les quartiers de France, mais ce n’est jamais pareil , applaudit Pierre-Didier Tchétché Apéa, souvent invité à Cité plurielle. Ce qui est précieux, c’est que les gens sont vraiment entendus et qu’ils peuvent prendre des responsabilités dans les mairies. Il est important d’avoir ce type de débats. Parce que la gauche est en échec et que beaucoup de gens se sentent en dehors du débat politique. »

À quelques pas de l’Espace jeunes, une poignée de passants prennent le soleil au milieu de l’après-midi. Il y a ces deux jeunes hommes qui ne votent pas « parce que ça ne chan­gerait rien » , ou ce père de famille de nationalité algérienne qui n’est « pas dérangé par le Front national » . Assise sur un banc, une grand-mère de 65 ans se livre. Elle aurait voté Le Pen si elle avait pu… mais elle n’est pas française. Arrivée en France à l’âge de 18 ans, cette Algérienne voilée, dont le mari a travaillé toute sa vie dans les usines chimiques, répète sans rire que Marine Le Pen l’a convaincue. « Elle dit la vérité, voilà tout. La France vole les gens. Elle dépense des milliards d’euros pour bombarder les Arabes en Libye alors que les gens n’ont pas de travail ici. »

Dans la salle du « Midi-Deux », la foule, plus militante, est presque unanime : il faut engager un mouvement politique pour que les gens s’impliquent. « L’éducation populaire a un rôle très important pour la formation politique , estime Renzo Sulli, maire communiste d’Échirolles depuis 2001. Mais on peut faire de l’associatif pendant vingt ou trente ans, on s’épuisera, et cela n’empêchera pas la société de reculer. L’éducation populaire est une impasse si elle ne débouche pas en politique, s’il n’y a pas de convergence. »

« La lutte contre le racisme ne suffit pas , ajoute un cadre de la municipalité d’Échirolles. Nous devons mener une lutte politique sur les questions sociales, pour dépasser l’islamophobie et le racisme. » Et ce n’est pas ­simple, analyse-t-il, dans une « société où tout le monde est divisé » .
Dimanche 27 mars, pour le second tour des cantonales, 59,33 % des inscrits ne se sont pas déplacés. La candidate communiste du Front de gauche a été élue à 69,17 %.

[^2]: La République du mépris, les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy, Pierre Tevanian, La Découverte.

Publié dans le dossier
FN : les racines du mal
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