La croissance ne fait pas le bonheur

Doit-on réduire notre bien-être à la quantité de biens produits et consommés ? La sortie du documentaire Indices est l’occasion de se pencher sur les nouveaux indicateurs de richesse.

Nolwenn Weiler  • 3 mars 2011 abonné·es
La croissance ne fait pas le bonheur
© Photo : PREVEL / AFP

«J’irai chercher la croissance avec les dents » , promettait Nicolas ­Sarkozy au printemps 2007, pendant la campagne précédant son élection. À peine un an plus tard, réalisant que la croissance n’était pas aussi glorieuse que prévu, le Président instituait, à la surprise quasi générale, une « commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social ».

Présidée par Joseph E. Stiglitz , et composée d’une majorité d’économistes, cette commission est notamment chargée de questionner la pertinence du produit intérieur brut (PIB). Créé pour mesurer l’activité du marché, ce PIB est devenu l’indicateur principal de la performance des sociétés. Additionnant les gains monétaires générés par la production et la consommation, il est pourtant très réducteur. « Le PIB ne dit rien de l’état du patrimoine social et environnemental sur lequel on pompe pour la production » , souligne Dominique Méda, sociologue, auteur de Qu’est-ce que la richesse ? et cofondatrice du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair). C’est ainsi qu’une marée noire et la vente des services nécessaires à sa « réparation » gonfleront les PIB. Idem pour l’augmentation des cancers et les dépenses de santé qu’elle induit. Un commerce équitable ou la vente de jouets fabriqués par des ouvriers (voire des enfants) sous-payés et travaillant douze heures par jour seront comptabilisés de la même manière.

« Le produit intérieur brut ne prend pas non plus en compte les activités de care [le soin aux autres, NDLR], le bénévolat, les activités domestiques, les activités politiques…, qui sont pourtant des dimensions essentielles à la constitution et à la survie d’une société , poursuit Dominique Méda. L’avantage incontestable de la ­commission Stiglitz, c’est qu’elle a validé toutes ces critiques du PIB. »

Indice de développement humain

Des intellectuels, associations et mouvements citoyens soulignent les insuffisances du PIB depuis longtemps. Et lui cherchent, ensemble, des « compléments ». Dans les années 1990, apparaît ainsi l’Indice de développement humain (IDH). Mis au point au sein du Programme des nations unies pour le développement (Pnud), sous l’impulsion de Mahbub ul-Haq et Amartya Sen, économistes pakistanais et indien, l’IDH entreprend de mesurer le bien-être des sociétés en tenant compte du niveau de vie, du taux de scolarisation et de l’espérance de vie à la naissance. Compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent), l’IDH a permis de mettre en évidence la différence entre croissance du PIB et développement humain.

Empreinte écologique

Le concept d’empreinte écologique a émergé à la même époque, dans la foulée du Sommet de la Terre de Rio en 1992. Exprimée en hectares globaux (les espaces biologiquement productifs), l’empreinte écologique entreprend de transformer les besoins de l’humanité en biocapacité disponible. On découvre alors que, si l’on étendait au reste du monde le mode de vie d’un Français, il faudrait disposer de 2,5 planètes ! En choisissant une unité de mesure physique, l’empreinte écologique rompt avec la logique purement monétaire et distille une façon radicalement nouvelle de regarder le monde ainsi que nos modes de vie et de développement.

Produit intérieur doux

Des initiatives nationales ont également vu le jour. Au Québec, le collectif Pour un Québec sans pauvreté a ainsi impulsé le produit intérieur doux (PID), qui prend en compte toutes les productions de richesse non comptabilisées par des échanges monétaires, et donc exclues du PIB. Le PID n’est pas vraiment un indicateur fournissant des données chiffrées. Mais il est un outil efficace d’éducation et de réflexion qui permet de prendre en compte les services non marchands, notamment domestiques et bénévoles, oubliés par le PIB. Et souvent assumés par les femmes, les chômeurs ou les retraités, tous considérés comme « inactifs » !

Baromètre des inégalités
et Indicateur de santé sociale

En France, une équipe de militants syndicalistes, économistes et statisticiens a créé en 2002 un « baromètre des inégalités et de la pauvreté » : le BIP 40. Construit sur une soixantaine de séries statistiques, il englobe six dimensions : le travail, les revenus, le logement, l’éducation, la santé et la justice. Allant de 0 à 10, il met en évidence une hausse quasi continue de la pauvreté et des inégalités en France depuis vingt ans. Durant cette même période, le PIB n’a cessé d’augmenter… De nouveaux systèmes d’évaluation ont par ailleurs été pensés au niveau régional. L’indicateur de santé sociale (ISS) est ainsi né dans le Pas-de-Calais en 2007, au terme d’une année de concertation entre fonctionnaires territoriaux, producteurs de données sociales locales, responsables d’associations (Droit au logement, Secours populaire). Il englobe six conditions de santé sociale, dont l’accès équitable au marché du travail et des liens interindividuels et sociaux solides. Appliqué aux régions françaises, cet indicateur (noté de 0 à 100) démontre une absence de corrélation entre niveaux de santé sociale et volume de PIB. L’Île-de-France, première en PIB par habitant, n’est que 17e en ISS. Et l’Auvergne, 15e en PIB par habitant, est 3e en ISS !

« L’un des défis des nouveaux indicateurs synthétiques , note Élise Lowy, chercheuse en sociologie, et auteure de travaux portant sur les indicateurs de qualité de la vie, c’est leur tendance à valoriser davantage soit la dimension sociale, soit la dimension environnementale, à l’heure où l’enjeu et l’urgence, c’est d’appréhender conjointement ces deux dimensions. » Relever ce double défi de lutte contre les inégalités sociales et la dégradation des ressources environnementales suppose l’adoption de plusieurs indicateurs « phares ». C’est malheureusement loin de figurer dans les priorités de l’actuel gouvernement. Au sein du Commissariat national de concertation sur les indicateurs de développement durable, mis en place à la suite de la commission Stiglitz et de la loi Grenelle 1, « on continue de placer le taux de croissance du PIB par habitant au premier rang des indicateurs, rappelle Élise Lowy. Si nombre de chercheurs et de membres de la société civile sont de plus en plus sensibles à l’obsolescence du PIB comme indicateur de référence, la prégnance de l’économisme et les illusions du “capitalisme vert” et de la “croissance verte” continuent de freiner un nécessaire renversement de la hiérarchie des valeurs » . Le « nouveau projet de civilisation » qui devait changer « nos manières de vivre, de consommer et de produire » , que Nicolas Sarkozy appelait de ses vœux lors de la remise du rapport Stiglitz en sep­tembre 2009, est passé par pertes et profits. Qui s’en étonnera ?

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