« La gestion publique, ça marche ! »

Un an après le retour en régie, Eau de Paris annonce une baisse des tarifs au robinet. Sa présidente, Anne Le Strat, nous explique les difficultés surmontées et appelle à un retour du politique dans les services publics.

Ivan du Roy  • 31 mars 2011 abonné·es
« La gestion publique, ça marche ! »
© Photo : AFP / Horvat

Bertrand Delanoë s’y était engagé. La gestion de l’eau de la capitale est revenue dans le giron municipal. Exit Veolia et Suez, les deux opérateurs privés qui, sous Chirac puis Tiberi, régnaient sur le juteux marché de la distribution de l’eau de chaque côté de la Seine. La régie publique Eau de Paris fête sa première année d’exploitation, et son premier bilan positif : plus de 30 millions d’euros de « gains » par rapport à l’ancienne délégation au privé. La Mairie de Paris vient d’ailleurs d’annoncer une baisse de 8 % du prix de l’eau, après trois décennies de hausse continue. Une baisse certes symbolique – la répercussion pour les abonnés restant très marginale (une dizaine d’euros par an) – qui prouve cependant qu’une gestion publique peut se révéler bien plus efficace, plus transparente et plus démocratique qu’une gestion privée. Les gains ainsi dégagés ne servent plus à rémunérer les actionnaires des deux multinationales de l’eau, mais sont intégralement réinvestis dans le service, financent de nouvelles aides sociales pour faciliter l’accès à l’eau des ménages les plus pauvres, et profitent aux usagers. Politis a rencontré Anne Le Strat, présidente d’Eau de Paris, militante écologiste apparentée PS, et cheville ouvrière, depuis 2001, du retour en régie.

Politis : Pourquoi cette légère baisse ?

Anne Le Strat : C’est un signal, une manière de dire que le coût de revient est moindre avec la régie publique. La gestion publique, ça marche ! Une partie des gains doit donc revenir dans la poche de l’usager. Mais il n’était pas question d’annoncer une baisse de prix démagogique qui aurait mis en péril la structure. Nous souhaitons pérenniser le service, créer un pôle de recherche et mener une politique d’aide sociale de l’eau.

Quels sont les bénéfices après un an d’exercice ?

Nous avons réalisé plus de 30 millions d’euros de gains. Nous estimons que les marges d’exploitation rapportaient environ 15 millions aux deux opérateurs privés. D’autre part, ils surfacturaient le coût des travaux d’entretien et de réparation du réseau à leurs filiales. Aujourd’hui, pour les mêmes prestations, en passant par les marchés publics, nous arrivons à réaliser des économies. Idem pour les gains de trésorerie avec l’argent provisionné. Enfin, le régime fiscal d’une régie est plus intéressant.

Quels ont été les principaux obstacles au retour en régie ?

Se réapproprier la gestion de l’eau est loin d’être une évidence, même à gauche. Passons sur les mauvaises raisons que nous connaissons : défense d’intérêts privés, liens des opérateurs avec les marchés de la ville, sponsoring de ces mêmes opérateurs… Côté bonnes raisons, il y a la crainte de ne plus savoir faire en matière d’acheminement de l’eau ou de respect des normes sanitaires, tant on a délégué la gestion de ces activités au privé, comme à Paris, où les services municipaux avaient perdu le contrôle. C’est aussi une question de facilité : si ça fonctionne mal, on peut toujours taper sur le privé. Il y a la peur d’avoir à gérer du personnel, donc des conflits. Enfin, des élus de gauche considèrent que ce sont des grands groupes estampillés France, nos leaders mondiaux, donc nous ne devons pas les critiquer. Certains m’ont même accusée d’être une mauvaise patriote économique !

Comment s’est passé le transfert d’une partie du personnel ?

Ce n’était pas simple. 230 salariés ont été transférés des deux entreprises privées vers la régie, qui en compte aujourd’hui 900. À Veolia, il existe une hétérogénéité incroyable de statuts, qu’il fallait harmoniser avec ceux de Suez et d’Eau de Paris. Il s’agissait d’éviter que deux personnes qui descendent dans le réseau touchent deux primes différentes. L’intégralité des droits individuels – salaires ou primes – ont été transférés, ainsi que des accords collectifs, congés de fin de carrière ou mutuelles. Tous les salariés ne gagneront pas sur tous les plans, mais l’harmonisation sociale s’est faite globalement à la hausse.

L’une des missions
de la nouvelle régie est
de « placer l’usager au cœur
du service de l’eau ».
Cet objectif est-il rempli ?

Au conseil d’administration, siègent cinq personnalités qualifiées représentant associations et consommateurs, comme l’UFC-Que choisir, France Nature environnement et l’Observatoire de l’eau. Leurs voix sont pour l’instant consultatives. L’idée est qu’ils aient bientôt deux voix délibératives, comme les représentants du personnel. L’opposition municipale est aussi représentée.

La multiplication des pollutions pèse sur les coûts de traitement et d’assainissement de l’eau. Quelles sont vos actions en la matière ?

On retrouve tout dans l’eau : les molécules chimiques, les médicaments, les pesticides utilisés par les agriculteurs ou par les particuliers dans leurs jardins. L’eau garde la trace de toutes nos activités. Nous préférons faire de la prévention en matière de pollution et de qualité de l’eau plutôt que de mener une politique de traitement toujours plus importante. Eau de Paris travaille avec les agriculteurs présents autour des points de captage. Une partie du milieu agricole est prête à modifier ses pratiques si nous l’aidons, financièrement mais pas seulement. Nous avons mis en place des baux ruraux sur les périmètres de captage pour une agriculture sans intrants chimiques. Mais nous sommes confrontés à un paradoxe : malgré nos aides financières et la volonté d’accompagnement, nous n’avons pas assez d’agriculteurs prêts à se reconvertir en bio.

L’exploitation des gisements de pétrole et de gaz de schiste, qui pourrait concerner des points de captage d’Eau de Paris au sud de l’Île-de-France, vous inquiète-t-elle ?

En Seine-et-Marne, plusieurs points de captage sont concernés. Nous sommes vigilants, mais nous ne disposons, pour l’instant, d’aucune information. Si de tels projets ­existent, Eau de Paris n’est pas au courant.

D’autres villes et agglomérations souhaitent reprendre en main leur gestion de l’eau. Comment les aidez-vous ?

Si tout se passe bien, la régie de Viry-Châtillon (Essonne) sera raccordée à Eau de Paris en 2012 après avoir quitté Suez. Nous avons proposé un partenariat à la communauté ­d’agglomération Est Ensemble (qui réunit neuf villes de Seine-Saint-Denis, NDLR) pour leur faire partager notre expertise technique et alimenter leur réflexion. Mais ce n’est pas à nous de décider à leur place s’ils doivent ou non sortir du Sedif [^2]. Des échanges d’expérience ont aussi eu lieu avec Brest Métropole pour la création de leur société publique locale.

Aucun obstacle juridique, technique ou réglementaire n’est insurmontable. Un retour en régie n’a aucune incidence sur les impôts car, dans tous les cas, c’est l’usager qui paie le service de l’eau par sa facture. Le principal problème, c’est le temps. On ne passe pas en régie en six mois. Quel que soit le contexte, village ou ville, c’est d’abord une question de volonté politique.

Cette nouvelle gestion publique de l’eau peut-elle servir de modèle dans d’autres domaines ?

Le politique, au sens large, doit avoir la main sur les grandes décisions de politique publique. Les élus n’ont pas à démissionner face à ce qu’on nous présente comme des enjeux insurmontables. Nous l’avons fait pour l’eau, on peut le faire pour d’autres choses : l’énergie, les transports, le logement… Le public peut faire aussi bien que le privé. Il faut arrêter de nous faire le procès de défaut de professionnalisme. Nous ne rémunérons pas d’actionnaires, nous ne consolidons pas les comptes d’une maison mère. Tous nos gains d’exploitation, nous les réinvestissons dans le service.

[^2]: Le Syndicat des eaux d’Île-de-France, qui réunit 144 communes (4 millions de consommateurs), a délégué la gestion de l’eau à Veolia.

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