La vraie nature des villes

La nature est devenue un objet de désir pour l’homme contemporain, animal urbain. Comment passe-t-on de son instrumentalisation à son intégration ?, interroge la Cité de l’architecture dans une exposition.

Ingrid Merckx  • 31 mars 2011 abonné·es
La vraie nature des villes
© La ville fertile, jusqu’au 24 juillet, Cité de l’architecture et du patrimoine, palais de Chaillot, 1, place du Trocadéro, Paris XVIe, citechaillot.fr Photo : Iwan Baan

C’est une jungle. Et c’est un leurre, une illusion. Sous la colline du Trocadéro, deux mille plantes luxuriantes se reflètent dans des surfaces sombres et mouvantes comme un plan d’eau à la tombée de la nuit. Un sentier s’enfuit vers des profondeurs végétales tandis que, lorsque le regard remonte le long des lianes, se devinent les voûtes du palais de Chaillot. Vestiges d’un monument de pierre englouti par une nature qui a repris ses droits ? « Non, un pur fantasme , prévient l’architecte paysagiste Nicolas Gilsoul. Les lignes de fuite dessinées au sol invitent à plonger dans la perspective. Le plafond noir bouge légèrement pour mimer le reflet de l’eau. Cette plante, je l’ai tournée de telle sorte que ses feuilles démesurées s’imposent dès que l’on arrive dans l’angle. Et quand on ­pénètre dans le décor, on découvre aussitôt les câbles de perfusion de cette nature de théâtre qui n’est en rien la reconstruction d’un éco­système mais l’évocation d’un rêve… » Une nature totalement recréée, vivante mais dépendante de lumières artificielles, réelle mais n’existant pas comme telle dans la réalité. Un panneau indique le nom de quelques spécimens sous des schémas, mais on est loin des serres du Jardin des plantes. L’idée est de provoquer une réflexion sur notre désir de nature.

À droite de ce « tableau » conçu comme un spectacle d’illusionniste en trois dimensions, un écran diffuse des extraits de films : Leonardo DiCaprio se relève sur la plage d’un océan fougueux au pied d’une ville chimérique qui redevient sable… (Inception, Christopher Nolan). Un petit panneau indique : nous sommes 7 milliards d’habitants sur Terre. En 2050, nous serons 11 milliards, pratiquement tous urbains. Les villes s’étendent, et les territoires naturels, morcelés, s’effacent. Mais l’urgence écologique et la crise énergétique changent le rapport de l’homme au paysage et de la ville à la nature.

Le rêve de cités obscures à la Blade Runner (Ridley Scott) n’est plus, tout comme la planète Pandora (Avatar, Luc Besson) mettant le paradis végétal sous cloche. L’heure est à des projections hybrides où la ville inclut la nature, où l’homme, urbaniste, paysagiste, architecte, mais aussi philosophe, politique, citoyen, se met à penser et à mettre en œuvre de nouvelles alliances entre l’architectural et le végétal, l’artificiel et le naturel. Non pas l’un au service de l’autre, vision dépassée d’une nature instrumentalisée pour embellir ou assainir, mais la nature restructurant les villes, les rapports sociaux (espaces publics, jardins partagés) et le paysage urbain par biomimétisme (forêt d’immeubles, prairies de pierres), donnant du sens à l’histoire des lieux et laissant exister du vide, soit de la place pour l’air, l’eau, le ciel, et de multiples formes de vie.

« Nous rêvons d’une ville fertile »  : c’est le postulat de départ de l’exposition qui vient de s’ouvrir à la Cité de l’architecture à Paris. Presque un plaidoyer pour inverser le rapport de force en faveur d’une conception écologique des ensembles urbains. « Le souci de la présence de la nature a toujours existé, rappelle François De Mazières, président de la Cité de l’architecture, dans un supplément du Journal du dimanche. Mais, si c’est une évidence aujourd’hui, le XXe siècle a sans doute été un temps d’hésitations. Avec les Trente Glorieuses, on a connu le triomphalisme de la consommation et du modernisme. On a bitumé sur des kilomètres et développé un urbanisme sur dalle. La conséquence en a été la création d’une ville dure. […] Ce monde est fini. »

L’exposition propose un parcours en trois temps. Historique, dans un couloir sur l’histoire du paysage, depuis les palais antiques, les jardins perses ou orientaux, le jardin clos médiéval, le jardin de la Renaissance italienne, les Lumières et les sciences naturelles, la culture du paysage et la naissance après-guerre d’un enseignement du paysage jusqu’à l’ère contemporaine et l’habitat écologique… Empirique, à travers une séquence où le visiteur découvre ­quatorze projets d’architectes classés par « archétypes »  : forêts, prairies, friches, rives et rivages, et complétés par des regards d’artistes. L’occasion de découvrir les plans du futur zoo de Vincennes rénové, du mausolée de Rafic Hariri à Beyrouth, en attente de travaux, d’un parc linéaire suspendu à New York sur une ancienne ligne de chemin de fer (voir photo)… Où l’on réalise que les plantes – orpins, euphorbes, graminées – peuvent prendre racine sur du béton à condition de retenir l’eau nécessaire à leur survie.

« Il s’agit désormais de penser la ville comme un milieu vivant, inscrit dans son environnement naturel, dans un territoire dont elle respecte les règles de fonctionnement et d’équilibre, dont elle a cru, à tort, pouvoir s’extraire » , explique l’architecte Michel Péna, concepteur avec Michel Audouy de la troisième séquence, consacrée à la fabrique du paysage. Les paysages urbains en construction, présentés dans une série d’ateliers jouxtant des écrans géants suspendus, témoignent d’une relation pacifiée avec la nature, qui n’est plus perçue comme un danger mais comme un facteur indispensable de bien-être, voire de sûreté.

« La nature répond à une demande sociale comme avec les jardins partagés » , raconte l’ethnologue Françoise Dubost, en vidéo sur un « tronc d’arbre » dans un espace-forêt dédié à des témoignages. « Il n’y a pas les plantes d’un côté et la rue de ­l’autre, ce que l’écologie nous apprend de plus intéressant, c’est l’interaction » , confie Erik Orsenna dans un enregistrement, en ajoutant que ce qu’il attend, lui, de la nature, c’est qu’elle lui rappelle le temps qu’il fait et le temps qui passe.

« Le concept de nature est né avec celui de ville. Historiquement, la nature, c’est ce qui n’est pas la ville, le sauvage, c’est ce qui n’est pas cultivé » , rappelle à son tour le géographe et orientaliste Augustin Berque. Selon lui, l’idéalisation de la nature nous a conduits à rêver d’un « urbain diffus » où les gens ont envie de maisons individuelles plongées dans la nature, mode de vie « qui a l’empreinte écologique la plus disproportionnée sur la planète ! » .

« De quelle campagne parle-t-on ? » , interroge de son côté le paysagiste Michel Desvigne lors d’un développement sur les « suburbias » aux États-Unis, soit ces ensembles « ni ville ni campagne » . Qu’en est-il de la « campagne française » , où les maisons individuelles jalonnent des terrains cultivés, où l’on circule en voiture pour faire ses courses dans des supermarchés géants ? « La nature indépendante n’existe plus : même la forêt amazonienne, c’est l’homme qui en décide les frontières , admet Michel Pena. Il faut penser la terre comme un espace clos… » Et limité, où les bois en viennent à servir de refuge aux plus précaires, où l’aménagement d’un espace vert semble concurrencer la construction de logements. « Nous devons intégrer la nature dans les choix politiques. C’est un gros travail, la raison d’être de cette exposition » , poursuit Michel Pena.

« Je n’imaginais pas que le métier de paysagiste, des particuliers aux espaces publics, m’amènerait à m’engager sur une voie aussi politisée » , glisse Gilles Clément, en vidéo. Et d’enchaîner sur la notion de « tiers-paysage » , soit des « lieux d’accueil pour une diversité chassée partout ailleurs » . « Ce qui est dangereux, que la ville soit dense ou non, c’est de ne pas vouloir l’accueillir, cette vie, et de ­lutter contre. Au point de mettre des pesticides, des insecticides, et d’arriver avec des outils qui tuent… »

À Montreuil (93), à la fin des années 1990, il était question de l’avenir de la friche des Beaumont, dans un parc de 22 hectares en bordure du plateau surplombant le centre-ville. Quand un ornithologue, Pierre Rousset, a proposé d’y ménager un espace naturel pour les oiseaux et la promenade. Une petite « savane », menacée, mais toujours vivante, douze ans plus tard.

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