« Le juge d’instruction doit être un emmerdeur »

Marc Trévidic est juge d’instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris. Il est spécialiste des filières islamistes et l’un des chefs de file de la fronde des fonctionnaires de la justice. Il publie un livre revenant sur son parcours et dénonçant les pressions de l’exécutif.

Jean-Claude Renard  • 10 mars 2011 abonné·es
« Le juge d’instruction doit être un emmerdeur »

Politis : Quelles sont les limites du discours d’un juge quand on écrit un livre comme celui-ci, sur l’instruction, vue de l’intérieur ?

Marc Trévidic : Il faut taire les affaires en cours, rester prudent avec ce que l’on dit, respecter le devoir de réserve sur ses collègues, sur certaines difficultés internes, tout en restant critique. Il ne s’agit pas de s’interdire toute réflexion, tel ou tel sujet, comme les rapports difficiles entre le parquet et l’instruction, entre la justice et le pouvoir. D’autant que le vrai danger dans l’antiterrorisme, c’est l’instrumentalisation de la justice. C’est une matière qui touche au politique de façon importante.

Vous insistez sur ce qui ressemble aujourd’hui à une démolition de la justice…

D’une manière générale, le président de la République a voulu supprimer l’instruction pour que les enquêtes soient dirigées par le parquet. Et s’il y a des matières où le pouvoir exécutif veut avoir le contrôle, c’est vraiment l’antiterrorisme et les affaires politico-financières. Si l’Élysée veut supprimer le juge d’instruction, ce n’est pas par rapport à Outreau, au droit commun. Ce qui se passe à Auxerre, ou dans le Nord, ça ne le passionne pas trop. L’idée du Président est d’avoir la maîtrise totale sur ce qui l’intéresse : la finance, les affaires d’État, l’antiterrorisme. Après, le système français est le même pour tous : si l’on supprime le juge pour ce type d’affaire, on est bien obligé de le supprimer globalement ! Tout l’enjeu est de supprimer un acteur qu’on ne contrôle pas complètement. Mais il ne faut pas se leurrer ; on le contrôle un peu, à travers une hiérarchie, à travers le parquet, qui ouvre ou n’ouvre pas une information, ou rend plus difficiles les constitutions de partie civile. Cela ne s’est pas trop remarqué, mais auparavant on pouvait directement se constituer partie civile devant un juge d’instruction. Il n’y avait pas de tampon. Aujourd’hui, il faut d’abord porter plainte devant le procureur. S’il ne fait rien, trois mois plus tard, on peut alors se constituer devant un juge d’instruction. En attendant, donc, il faut d’abord passer devant le procureur. Et il n’est pas évident, dans certains secteurs, de devoir passer par lui. Or, certaines grandes affaires de terrorisme actuelles, comme les moines de Tibéhirine ou le Rwanda, n’ont vu le jour que par la constitution de parties civiles. Le parquet n’avait ouvert ni enquête ni instruction. Dans certains cas, il ne fait rien, pour des raisons qu’on ne s’explique pas, sinon qu’elles sont politiques.

Vous soulignez dans votre ouvrage qu’il existe une tendance au formatage au sein de la magistrature. C’est-à-dire ?

La façon dont est conçue la formation à l’École normale de la magistrature a changé. Le programme est beaucoup plus verrouillé. Les bébés magistrats ont un enseignement moins ouvert qu’auparavant. Il n’y avait alors aucun contrôle. Aujourd’hui, le poste de directeur de l’ENM est politique, comme celui de procureur de Paris. D’autre part, nous sommes dans un système d’avancement, de carrière, qui fait qu’il faut se couler dans un certain moule correspondant à la vision du magistrat idéal pour la haute hiérarchie. Une hiérarchie placée par le pouvoir. Dans les remarques qui sont faites, on voit bien cette idée d’une justice qui fonctionne plus ou moins bien, mais sans vague, sans coup d’éclat. C’est précisément dans cette justice monocorde que jure le juge d’instruction. La particularité des enquêtes pénales compliquées, c’est qu’elles marchent à coups de volonté. Une enquête n’avance que si on la pousse ! Dans tous les discours, il y a cette volonté de retirer l’implication du juge sur le terrain. Au reste, dans le projet de loi sur la ­suppression du juge d’instruction, il est prévu que le président ne pose plus de question à l’audience. Le procureur présenterait les faits face à un avocat, et le juge n’aurait rien à dire. Cette conception du juge totalement neutre est impossible. Ce serait la fin du droit romain, de l’implication du juge dans le déroulement de la justice.

La faiblesse des moyens, des effectifs est un thème récurrent dans votre livre…

On observe aujourd’hui un manque de tout, partout. S’il n’y a pas assez de fonctionnaires pour scanner les dossiers, c’est le greffier qui doit s’en charger. Tout se compense globalement. On fait avec les moyens du bord. Un budget unique alimente les missions administratives, le pénitentiaire, l’éducation surveillée et les juridictions. Ces dernières années, toutes les augmentations du budget sont allées au pénitentiaire fermé. Pour Nicolas Sarkozy, en effet, on a construit des prisons. Mais on construit pour remplir, cela n’allège pas la charge de travail des juges. Au contraire : plus il y a de prisons, plus il y a de détenus, plus il y a de travail pour l’application des peines. C’est le même problème quand on demande du chiffre aux policiers, jusqu’à atteindre 800 000 gardes à vue. Ce sont autant de dossiers à traiter pour la justice, et ce sont de plus en plus de charges avec des moyens qui ne bougent pas.

Justement, comment voyez vous la réforme de la garde à vue qui se dessine ?

On reste toujours confronté à ces équilibres entre l’efficacité de l’enquête et les droits de la défense. Aujourd’hui, la garde à vue n’assure pas assez les droits de la défense. C’est manifeste. Mais attention à ce que demain il n’y ait pas un déséquilibre dans l’autre sens. Et attention, d’autre part, à ne pas créer des droits qui ne soient pas utilisables. Si l’avocat en garde à vue qui assiste à une audition ne sert qu’à 5 % de la population, cela ne vaut rien. On risque d’entrer dans une justice à deux vitesses. En outre, une audition réalisée en présence d’un avocat prend une valeur énorme. Du coup, celle qui se déroule sans avocat, même si elle a été désirée, serait dévalorisée.

Comment concilier la raison d’État et la justice ?

Hum… En tout cas, parfois, la raison d’État se concilie bien avec l’injustice ! La seule façon de concilier est de créer un système pour que ceux qui tranchent soient au-dessus de tout soupçon. Cela rejoint la question de la déclassification des dossiers.

Vous évoquez justement l’existence d’une autorité indépendante et irréprochable…

Exactement. Une juridiction du secret, qui trancherait entre deux intérêts contradictoires. Entre le juge d’instruction et le parquet, il faut bien que quelqu’un tranche. Aujourd’hui, celui qui tranche est celui qui ne veut pas. Cela ne me paraît pas sain. On le voit bien, et les victimes aussi. Elles estiment qu’on leur cache des pièces d’un dossier pour des mauvaises raisons. Dans ce cas, le pouvoir du juge est très limité. L’affaire des frégates de Taïwan en est un bon exemple : il n’y a jamais eu de déclassification des contrats de commissions. L’affaire s’est arrêtée. Le problème est de savoir si cela a été classifié à tort ou pas. Est-ce pour protéger des copains, y a-t-il une vraie raison d’État derrière ? Parce que c’est facile la raison d’État. C’est une espèce de paravent. Dans une démocratie moderne, ce n’est pas satisfaisant. C’est le fait du prince.

Comment gérer les libertés individuelles et la lutte antiterroriste ?

En mettant justement en place un système qui puisse résister aux pressions en période de crise. Quand cela va bien, en matière d’antiterrorisme, il n’y a pas une pression propice à embastiller n’importe qui. Le problème, c’est la solidité du système en période de crise, c’est-à-dire d’attentats sur le sol français. Est-ce que notre système est capable de résister aux pressions sécuritaires en période d’attentats ? Il faut donc une galerie Saint-Éloi [où sont regroupés les juges antiterroristes] très forte pour pouvoir dire non. Car le rôle d’un juge, c’est sa capacité à dire non. Un juge qui dit oui tout le temps, cela ne veut rien dire. Cette capacité à dire non dépend des hommes en poste, mais aussi des structures. D’où l’intérêt de ce fameux projet de collégialité de juges d’instruction, qui n’a toujours pas vu le jour et qui serait redoutable dans ce domaine. Car trois juges qui disent non, dans le secret du délibéré, cela a un certain poids. Aujourd’hui, ce non, en termes de libertés publiques, doit s’exprimer de façon plus large. On peut s’interroger sur les moyens. Le danger, entre libertés individuelles et lutte antiterroriste, c’est d’utiliser parfois des marteaux pour ­écraser des mouches.

Vous dénoncez chez certains juges un sixième sens politique. Ils savent où mettre ou ne pas mettre les pieds. Or, vous dites qu’un juge d’instruction « est un emmerdeur ou il n’est pas »…

On en revient à la capacité à dire non. Contrairement au droit commun, le terrorisme a la possibilité de vous dérouler le tapis rouge. Quand vous allez dans le sens de ce que veut l’État, vous êtes le roi du pétrole, avec plein d’enquêteurs et des voyages en classe affaires. Quand vous faites des choses dans un sens que l’on n’attend pas de vous, il n’y a ni tapis rouge ni enquêteurs, et vous vous retrouvez en classe économique ! On ne vous interdit pas de faire votre boulot, mais vous n’avez plus l’aide de l’État. En matière d’antiterrorisme, c’est important. Or, justement, le devoir d’un juge d’instruction est d’être un emmerdeur, sinon, vous ne valez pas mieux qu’un procureur hiérarchisé.

Quel bilan faites-vous de la fronde des fonctionnaires de la justice qui s’est produite en février ?

Rien n’a bougé. Il faudrait arriver à ce que la chancellerie veuille bien discuter, avec un plan à long terme. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Il n’y a eu aucune proposition. L’aspect positif reste notre travail d’audit dans les juridictions, dans la perspective d’un livre blanc, outre la grande manifestation prévue pour le 29 mars. ­L’autre aspect positif est cette unité du monde judiciaire, entre parquetiers, greffiers, juge du siège, avec même les policiers. Une unité qu’on n’avait jamais vue auparavant et qui est apolitique. Car penser que 90 % des magistrats sont de gauche est absurde !

Que vous inspire le procès de Jacques Chirac ?

Nous sommes dans un système où les choses arrivent tardivement. C’est un procès tout à fait normal, sur des choses qu’il a éventuellement commises avant d’être président de la République. Il faut bien rendre des comptes à la justice, un jour ou ­l’autre. Mais c’est un vieil homme. C’est un peu contradictoire : on a l’impression d’une justice qui s’acharne, alors que tout a été fait pour retarder son procès. En réalité, c’est tout le système qui fait que l’on ne peut juger avant.

Trois ministres de la Justice en quatre ans, n’est-ce pas déstabilisant ?

Il y a pire que cela ! Car on a peu affaire au garde des Sceaux. Du temps de Rachida Dati, sept directeurs de cabinet ont démissionné, avec le staff qui va avec. Ils ont tous craqué. Ce qui est déstabilisant, c’est de travailler avec des gens qui disparaissent au bout d’un mois !

Comment jugez-vous l’ébullition du monde arabe aujourd’hui ?

Il y a deux façons de voir les choses. En tant que citoyen, je me réjouis, car tout est permis et ouvert, avec la chance de voir naître des démocraties, avec un recul de l’intégrisme qui se nourrissait beaucoup de ces dictatures. Mais, au pôle antiterroriste, l’effet immédiat est l’absence de renseignements. Parce que ces dictatures nous donnent des renseignements utiles, exploitables. Là, du jour au lendemain, nous n’avons plus d’informations. C’est un danger, à court terme, en attendant que les États se reconstruisent.

En tant que juge, que pensez-vous de la candidature d’Eva Joly ?

J’aime bien ! Elle a certes un côté rigide, qui n’est pas l’image que j’aime donner de la justice, mais l’hypothèse, dans une coalition de la gauche et de l’écologie, de l’avoir un jour comme garde des Sceaux, c’est rafraîchissant. Car nous sommes à un tel stade de décrédibilisation de la justice, de l’État en général, que les gens ne croient plus à notre capacité à lutter notamment contre la corruption.

Ce serait quelque chose de très fort d’avoir un discours clair et de mettre en place une réelle indépendance de la justice. Elle ne sera évidemment pas élue, mais si elle pouvait avoir une influence dans un gouvernement, en garde des Sceaux, cela aurait de la gueule !

Publié dans le dossier
La vérité sur le modèle allemand
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