Les actionnaires contre les salaires

Les actionnaires des entreprises du CAC 40 toucheront quarante milliards d’euros de dividendes en 2011, soit 45 % des bénéfices réalisés. Au détriment des salariés mais aussi du développement et de l’innovation.

Ivan du Roy  • 10 mars 2011 abonné·es
Les actionnaires contre les salaires
© Photo : Fagan / image source

Les dividendes ne connaissent pas la crise. Quarante milliards d’euros en 2011  : c’est ce que percevront les heureux actionnaires des entreprises du CAC 40 au titre de l’exercice 2010. Soit, en moyenne, 45 % des bénéfices réalisés. Pas mal pour ceux qui se sont contentés d’apporter du capital. Des dividendes records, entend-on, qui font oublier les deux années de crise. Le montant des dividendes avait alors traversé un passage à vide tout relatif : 36,5 milliards pour l’exercice 2008, 35 milliards pour celui de 2009. C’est donc reparti à la hausse. Plus de 43 milliards sont envisagés pour l’année prochaine. Total continue de trôner en haut du podium, avec 5 milliards d’euros distribués « en cash » à ses actionnaires. ­Suivent France Télécom (3,7 milliards) et GDF Suez (3,2 milliards)…

Mais, au fait, pourquoi une telle générosité ? Et quelles conséquences pour l’activité économique ? « Les grands groupes sont en compétition pour attirer les actionnaires. Il faut leur donner des signaux de redistribution de dividendes attractifs, d’où une amélioration des ratios financiers. Les capacités d’investissement sont ensuite redéployées sur les marchés émergents » , explique l’économiste El Mouhoub Mouhoud [^2]. Les grands groupes français fuient l’Europe, où la demande reste ­faible. Les capitaux drainés sont investis au Brésil, en Chine ou en Amérique du Nord. Nos entreprises sont championnes en la matière, investissant à l’étranger trois fois plus que leurs homologues allemandes au cours des cinq dernières années. Ces marchés porteurs à court terme permettront de garantir… des dividendes élevés. Un cercle vicieux qui commence à coûter cher socialement et économiquement.

Car l’argent tombant dans la poche des actionnaires manque ailleurs. « Les budgets rognés sont les moteurs de l’activité future. Outre la masse salariale, le budget recherche et développement ainsi que l’innovation en pâtissent » , détaille l’économiste. Les dividendes versés pour l’exercice 2010 ont augmenté de 13 % quand les budgets consacrés aux augmentations de salaires n’ont progressé que de 2,6 %. En trois ans, les entreprises du CAC 40 se sont séparées de près de 70 000 salariés [^3]. Un paradoxe d’autant plus cruel que « ces groupes sont le plus superbement aidés par les pouvoirs publics, notamment le secteur automobile » . Grâce à leurs filiales à l’étranger, les multi­­­nationales profitent pleinement des exonérations fiscales, payant au final moins d’impôts que les PME. « Nous avons un problème de politique industrielle. Favoriser le déploiement économique à l’étranger peut aider les exportations à court terme. Mais l’effet global sera désastreux sur ­l’innovation et la compétition industrielle européenne » , avertit El Mouhoub Mouhoud. Les grandes banques, qui n’ont pourtant pas de redéploiement industriel à financer, ne se privent pas non plus de rétribuer grassement leurs actionnaires. BNP-Paribas a ainsi versé 1,3 milliard d’euros de dividendes, le Crédit agricole 400 millions.

Le 1er mars, le président de la République a estimé, lors d’un petit-déjeuner de l’UMP à l’Élysée, que cette inégalité entre dividendes et salaires n’était « plus supportable » . Le même avait suggéré, il y a deux ans, de répartir les bénéfices en trois tiers, aux salariés, aux actionnaires et en investissements. Une velléité d’équité qui ne s’est jamais concrétisée. Y compris dans les grandes entreprises où l’État est présent. Car, parmi les six groupes les plus généreux en dividendes, trois ont pour principal actionnaire l’État français : GDF Suez (36 % du capital), France Télécom (27 %) et EDF (84 %). Les actionnaires y sont aussi bien choyés que ceux de Total ou de Sanofi-Aventis ! Sous la pression de l’État, Renault a bien annoncé que 40 % de ses 5,7 milliards d’euros d’investissements seraient consacrés à ses usines en France. « C’est en gros la répartition entre demande mondiale et européenne, c’est-à-dire pas grand-chose » , relativise le professeur d’économie à Paris-Dauphine.

Les grands appels d’après-crise à réguler dividendes et stock-options ont disparu comme si rien ne s’était produit. Des marges de manœuvre existent pourtant. « Plafonner la distribution des dividendes à 30 %, au lieu des 45 % ou 50 % actuels, est parfaitement possible, le temps de recouvrer investissements et croissance. Si cela ne peut se faire dans le cadre du G20, c’est envisageable à l’échelle de l’Union européenne pour éviter une concurrence entre grands groupes » , illustre El Mouhoub Mouhoud. Rogner sur les salaires, oui, sur les dividendes des actionnaires, vous n’y pensez pas !

[^2]: Auteur, avec Dominique Plihon, du livre le Savoir et la finance. Liaisons dangereuses au cœur du capitalisme contemporain.

[^3]: L’Expansion, décembre 2010.

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