«L’Étrange Affaire Angelica» : Merveilleux Oliveira

Le cinéaste portugais se joue des frontières entre vie et trépas, exploitant toute la magie du cinéma.

Christophe Kantcheff  • 17 mars 2011 abonné·es

Voici encore un film présenté à Cannes l’an dernier qui, comme Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, la palme d’or d’Apichatpong Weerasethakul, rend mouvantes les frontières entre vie et trépas. L’auteur n’en est pas un jeune homme taïwanais, mais un vieux cinéaste portugais de 102 ans, Manoel de Oliveira, toujours en pleine forme.

Dans l’Étrange Affaire Angelica , le merveilleux et les apparitions fantasmagoriques ont tout autant leur place que dans Oncle Boonmee, et, après un moment de grande stupéfaction, il y a là aussi comme un assentiment : le personnage principal, un jeune photographe, Isaac, tombe sous le charme des appels venant de l’au-delà. Pourtant, subsiste une césure fondamentale, qui traverse le film de part en part.

Tout commence par une nuit de pluie drue. Une riche famille a envoyé quelqu’un à la recherche urgente d’un photographe. Isaac (Ricardo Trêpa, jeune acteur fétiche d’Oliveira) est emmené. Il apprend sur place qu’il doit photographier la jeune fille de la maison, qui vient de mourir, Angelica (Pilar López de Ayala). Elle est encore allongée sur un sofa au milieu d’un salon. Isaac, touché par sa beauté, ajuste son appareil. Soudain, dans le viseur, la jeune fille semble se réveiller et lui sourire.

Quelques instants auparavant, la mère de la jeune fille, après avoir indiqué à Isaac l’angle de prise de vue qu’elle désirait, lui a finalement laissé sa liberté d’ « artiste » . Voilà donc la ligne de séparation : d’un côté la réalité, avec ses limites, ses contraintes et ses chagrins, de ­l’autre la représentation artistique, avec ses possibles, mais aussi ses dangers. Isaac est terriblement attiré par cette vision, cette fille jeune, belle et délivrée de la pesanteur du monde. Les séquences oniriques où ils voyagent ensemble dans les airs sont d’une beauté simple et délicate.

En même temps, Isaac est tourmenté, toujours au bord de chuter de son rêve. Son comportement ombrageux inquiète la tenancière de la pension où il occupe une petite chambre, et où sont suspendues ses dernières photos : celles de la jeune fille et celles d’ouvriers agricoles aux outils menaçants.
Car il est surtout là, l’autre pendant du film, celui qui pèse de tout son poids de réel : Isaac est également fasciné par ces travailleurs de la terre à l’ancienne, le long du Douro, qui s’encouragent en chantant et font tout manuellement. Attraction incompréhensible pour les autres, mais qui arrime symboliquement Isaac à la terre, dont la judaïté (cf. le « juif errant » ) n’est pas anodine dans ce pays de propriétaires catholiques. L’écart entre métaphysique et matérialisme, chez lui, est irrémédiable. Dès lors, son destin est de suivre deux chemins antagoniques. La magie du cinéma le lui permettra.

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