Quand l’Europe armait Kadhafi

Ivan du Roy  • 3 mars 2011 abonné·es
Quand l’Europe armait Kadhafi
© Photo : HAIDAR / AFP

Le « bain de sang » promis par Kadhafi n’aurait pu être perpétré sans les armes livrées avec l’assentiment de l’Union européenne et de ses États membres. Mirages français rénovés, hélicoptères italiens, équipements de maintien de l’ordre belges, fusils d’assaut ayant transité par Malte… Le dictateur peut remercier ses voisins européens, malgré le nouvel embargo décrété ce 28 février, qui arrive bien tard. Le régime de Kadhafi n’est plus considéré comme un État terroriste et sanctionné par l’ONU depuis 2004. Des accords d’indemnisations pour les victimes de l’attentat de Lockerbie ou du DC10 d’UTA ont été négociés. Le raid états-unien contre Tripoli de 1986 ou la guerre contre le Tchad, dans laquelle intervient l’armée française, sont de lointains souvenirs. Les affaires peuvent reprendre avec ce pays riche en pétrole. L’industrie de l’armement européenne en profite allégrement. Entre 2006 et 2009, le montant des ventes d’armes des pays de l’UE à la Libye ne cesse de croître, passant de 59 millions à 344 millions d’euros.
Pourtant, un « code de conduite européen » est censé insuffler un minimum de contrôle sur ce commerce très spécial. Élaboré en 1998, il stipule notamment que les États membres « ne délivreront pas d’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que le bien dont l’exportation est envisagée serve à la répression interne » .

Malgré cela, en 2009, 283 licences d’exportation sont autorisées vers la Libye, comprenant aussi bien des armes légères, des missiles que des blindés légers ou du matériel de surveillance électronique. Le rapport rédigé par Coarm, le groupe de travail européen sur l’exportation d’armes conventionnelles, en dresse la liste. « Tous les producteurs d’armes ont profité de la manne libyenne, mais le plus gros fournisseur reste l’Italie » , explique Luc Mampaey, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), un ­centre indépendant installé à Bruxelles. La France n’est pourtant pas la dernière à faire affaire avec l’ancien proscrit : depuis 2007, 316 millions d’euros d’armes made in France lui ont été fournies. On est certes loin derrière les très gros contrats passés avec le Brésil, l’Inde ou l’Arabie Saoudite. Mais cela fait de Kadhafi un client non négligeable. Un contrat de 168 millions d’euros, pour des missiles antichars Milan, est ainsi signé avec « le guide » par une filiale d’EADS après – coïncidence ? – la libération des infirmières bulgares et la visite de Claude Guéant, accompagné de la première épouse du Président le 12 juillet 2007…

Le business avec Tripoli n’est pas une spécialité du mandat actuel [^2]. Sous la présidence Chirac, des négociations sont menées entre le régime libyen et une filiale commune de Dassault, Thales et la Snecma pour remettre à neuf les vieux Mirage F1, dont deux ont atterri à Malte après que leurs pilotes ont refusé de bombarder les villes insurgées. « La répression implacable qui sévit toujours à l’égard des opposants au régime libyen et des immigrants clandestins, ainsi que la suspicion de trafics et de détournements d’armes de la Libye vers des régions en conflit soulèvent plusieurs objections au regard des critères du code de conduite » , prévenait déjà le chercheur belge en juin 2009… Cela n’empêchait pas l’État français, six mois avant la révolte anti-Kadhafi, de tenter de lui vendre 14 Rafale ou de négocier un contrat pour moderniser sa marine.

Dans ces conditions, à quoi peut bien servir un « code de conduite » ? « En l’absence de politique étrangère commune, ses dispositions peuvent être interprétées dans tous les sens » , déplore Luc Mampaey. En clair : chaque État fait comme il veut. Et une exportation d’armes légères vers la Libye que refusera le Royaume-Uni en 2008 sera autorisée par la Belgique l’année suivante. Celle-ci fait d’ailleurs polémique aujourd’hui. Trois mille fusils ont été livrés à Tripoli par la société publique wallonne FN Herstal en 2009. L’entreprise avait placé le gouvernement belge devant le fait accompli – les armes étant en cours de production, revenir en arrière aurait signifié mettre des salariés au chômage. Et elle avait obtenu la licence d’exportation en échange de la garantie libyenne que ces fusils ne serviraient qu’à l’escorte de convois entre Benghazi et la frontière tchadienne, et n’aggraveraient donc pas la situation des droits humains… Des modèles de ces fusils ont récemment été identifiés sur des photos et des vidéos montrant des combattants libyens. Ce qui démontre l’inutilité totale d’une telle « garantie ». Le code de conduite a cependant permis un progrès : « Il y a quinze ans, il n’existait aucune règle. Désormais, il y a l’obligation d’une certaine transparence » , positive Luc Mampaey. Chaque année, le rapport européen dévoile les montants des contrats, le type d’armes concernées et leur destination. Reste une question qui fait débat en Belgique : dans quelle mesure les Libyens ne pourraient-ils pas attaquer le gouvernement belge pour des armes exportées quelques mois plus tôt en violation des critères européens ? En attendant, Kadhafi fait ­désormais venir ses armes d’une autre dictature : la Biélorussie.

[^2]: Ce business franco-libyen est détaillé dans le livre de Jean Guisnel, Armes de corruption massive, publié en janvier aux éditions La Découverte.

Publié dans le dossier
Le retour de la fierté arabe
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