Une croissance très cher payée

Les bons chiffres de l’économie allemande masquent une austérité faite d’absence de salaire minimum, de grandes disparités Est-Ouest, de « minijobs » sous-payés, et de généralisation de l’intérim.

Rachel Knaebel  • 10 mars 2011 abonné·es

C’est à n’y plus rien comprendre. Les patrons eux-mêmes se mettent à demander un salaire minimum en Allemagne. Le premier d’entre eux, le président de la confédération des associations d’employeurs BDA, Dieter Hundt, a ouvert le bal en décembre. Il demande une rémunération plancher pour les intérimaires ! Le directeur de la chaîne discount Lidl, Jürgen Kisseberth, a suivi. Beaucoup plus audacieux, il souhaite un salaire minimum général de 10 euros de l’heure (qu’il a lui-même introduit dans son entreprise), pour freiner le dumping salarial. Des revendications patronales que l’on n’entendra jamais de ce côté-ci du Rhin… La proposition a toutefois provoqué un tollé auprès des chefs d’entreprises de la Fédération allemande du commerce (HDE), qui la jugent irréaliste. Si même des patrons réclament un salaire minimum, c’est que la situation est loin d’être rose au sein du modèle allemand.

L’Allemagne est le pays de l’Union européenne où les salaires ont le moins progressé en dix ans [^2]. Compte tenu de l’inflation, ceux-ci auraient même baissé de 4,5 % ces dix dernières années dans le privé, selon l’Organisation internationale du travail. En France, ils ont progressé de 8,6 %. Le salaire moyen reste cependant élevé, à 3 230 euros brut pour un temps plein [^3] contre 2 800 euros en France[^4]. Mais le nombre de bas salaires explose. Près de 5 millions d’Allemands travaillent pour moins de 8 euros brut de l’heure, soit 15 % des actifs. Ils sont plus de 2 millions à gagner moins de 6 euros de l’heure. La situation, plus grave dans l’ancienne Allemagne de l’Est, n’épargne toutefois pas l’Ouest. « Le niveau de salaire des moins qualifiés est revenu aujourd’hui à celui de 1970, assure Johannes Jakob, expert en politique salariale à la confédération syndicale DGB. Et à l’Est, tout est possible en matière de salaire. Ils peuvent descendre très bas. »

Il n’existe pas de salaire minimum interprofessionnel outre-Rhin. Certaines branches seulement en bénéficient. Quand une convention négociée entre des syndicats et différents employeurs concerne la majorité des employés du secteur, le ministère du Travail peut alors généraliser ce salaire de base à toute la branche. Ailleurs, c’est la loi de la jungle. Avec une restriction légale : un employeur n’a pas le droit de payer 30 % de moins que le salaire d’usage dans le secteur et la région. Mais les salariés attaquent rarement leurs employeurs indélicats.

Les récentes réformes « Hartz » du marché du travail, lancées dès 2002 par le gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder, ont poussé au développement des bas salaires. Par le biais des « minijobs » notamment, des emplois à temps partiel payés 400 euros. L’employeur y est exempté de la plus grande partie des cotisations sociales, prises en charge par l’État. Les caisses publiques versent aussi un complément de revenus aux travailleurs pauvres qui, malgré leur salaire, se trouvent sous le minimum d’existence : autour de 350 euros pour une personne seule, une fois le loyer payé. La revendication d’un salaire minimum pour tous reste donc d’actualité pour les syndicats. La confédération DGB demande 8,50 euros de l’heure. Sans se faire d’illusion. « Sous ce gouvernement, c’est impossible » , souligne Johannes Jakob. La situation devrait toutefois s’améliorer sur un point : une rémunération plancher pour les intérimaires. La majorité en a accepté le principe. C’était l’un des enjeux des récentes négociations entre majorité et opposition lors de la réforme du revenu minimum.

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Le nombre d’intérimaires devrait dépasser le million en 2011. Le secteur explose. Comme en France, avec environ 700 000 travailleurs temporaires. À une différence près, mais de taille : les intérimaires français sont mieux payés que les permanents, en compensation de leur flexibilité. En Allemagne, ils gagnent en moyenne près de moitié moins que leurs collègues, selon une étude du DGB publiée début février. L’écart peut toutefois varier du simple au double (de 8 à 16 euros de l’heure, par exemple) dans des secteurs aux salaires plutôt élevés, comme l’industrie. La loi stipule pourtant que la paie d’un intérimaire doit être égale à celle des autres employés de l’entreprise, à moins qu’une convention collective en décide autrement, ce qui est exceptionnel. En 2009, la chaîne de drogueries Schlecker avait licencié des salariés pour les réembaucher, moitié moins cher, par le biais d’une firme d’intérim qu’elle avait elle-même lancée.

Pour éviter que ces scandales ne se répètent, le gouvernement de coalition entre conservateurs et libéraux planche donc sur une loi qui interdirait de tels excès. Il s’inquiète aussi, comme les firmes d’intérim, de l’ouverture totale du marché du travail aux nouveaux entrants dans l’Union européenne, le

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1er mai 2011. Le secteur craint la concurrence de firmes polonaises ou tchèques, qui pourront alors proposer leurs travailleurs à 4 euros de l’heure. « Si la structure des salaires du secteur s’écroule complètement, la pression sera ensuite beaucoup plus forte pour réguler la branche, explique Jan Jurczyk, porte-parole du syndicat du tertiaire Ver.di. Les employeurs préfèrent instaurer un salaire minimum [^5] pour les intérimaires et éviter d’autres débats, comme l’égalité entière de paiement dès le premier jour », poursuit le responsable syndical.

Une avancée qu’IG-Metall a pourtant obtenue à l’automne pour les 85 000 ouvriers de la métallurgie. « C’est la première fois qu’une convention collective prend en compte le sort des intérimaires, et négocie pour eux un salaire égal, souligne Klaus Dörre, chercheur à l’université d’Iéna. Mais c’est une exception. » Le sociologue étudie depuis dix ans l’évolution du travail précaire en Allemagne. Il distingue depuis quelques années une nouvelle forme de recours à l’intérim dans les entreprises allemandes, avec une fonction quasi stratégique : « Les intérimaires sont présents de manière durable dans l’entreprise, aussi bien dans les bureaux qu’à la production. Ce qui exerce une pression silencieuse. Les salariés permanents se mettent à considérer leur emploi comme un privilège. Pour le défendre, ils sont prêts à faire beaucoup de concessions. »

[^2]: Selon l’office fédérale des statistiques Destatis.

[^3]: Source : Destatis.

[^4]:  Source : Insee, DADS.

[^5]: Le salaire minimum envisagé devrait suivre celui déjà négocié par la DGB avec deux groupements de la branche, soit 7,50 euros à l’Ouest et 6,89 euros à l’Est.

Publié dans le dossier
La vérité sur le modèle allemand
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