À contre-courant / De Lehman Brothers à Fukushima

Dominique Plihon  • 28 avril 2011 abonné·es

Lehman Brothers, Fukushima : deux noms qui résonnent d’une manière sinistre, deux catastrophes majeures. La faillite de la banque américaine Lehman Brother, le 15 septembre 2008, est un moment paroxystique où le système financier international a failli s’effondrer sous les coups de la folie spéculative des banquiers. Quant à la catastrophe nucléaire de Fukushima à la suite du tsunami du 11 mars 2011, c’est le résultat d’une autre forme de folie, prométhéenne celle-là, de l’homme qui ignore ses limites et croit maîtriser la nature.

Bien que très différentes, ces deux catastrophes ont des caractéristiques communes. Ce sont des évènements exceptionnels par leur ampleur, mais dont la probabilité est considérée comme faible. Il faut remonter à 1929 pour trouver une crise financière aussi grave que celle qui secoue l’économie mondiale depuis 2007. Quant au tsunami qui a frappé Fukushima, il est associé à un séisme de force 9, le plus important enregistré dans l’histoire du Japon, pays pourtant sujet aux tremblements de terre…

Les scientifiques et les acteurs économiques tendent systématiquement à sous-estimer, voire à ignorer, les risques majeurs et leurs conséquences sous prétexte qu’ils sont rares et difficiles à prévoir. Or des travaux récents ont montré que l’histoire de l’humanité est bien davantage façonnée par des phénomènes rares et exceptionnels – les « cygnes noirs » – que par des processus réguliers et prévisibles [^2]. Ainsi, des innovations importantes, comme l’énergie atomique et la titrisation des créances [^3], sont au cœur de ruptures brutales dont leurs instigateurs n’ont pas prévu les conséquences dévastatrices. Ce qui signifie que nous devons changer de « logiciel », et faire preuve de modestie face aux limites de nos connaissances. Une bifurcation dans la manière dont nous pensons le monde s’impose.

L’aveuglement des décideurs face aux catastrophes financières et nucléaires récentes obéit à une rationalité, qui est celle du marché et de la rentabilité. Les grandes banques, comme les opérateurs privés qui gèrent les centrales nucléaires, tels que TepCo au Japon en charge de Fukushima, ne prennent en compte que les coûts privés des accidents dont ils sont responsables ; les autres conséquences de leurs décisions sur la société et sur l’environnement restent « externes » à leurs calculs : les économistes parlent d’ « externalités ». Le coût total des catastrophes (économique, social, environnemental) est donc sous-estimé par les acteurs privés, qui savent très bien que c’est la société – et donc l’État – qui prendra en charge ces effets « externes ». Ce qui conduit à l’illusion, entretenue par l’idéologie néolibérale, d’une énergie nucléaire à bon marché, ou d’une finance globale conduisant à une allocation plus efficace des capitaux sur la planète.

Il faut tirer toutes les conséquences des catastrophes associées à Lehman Brothers et à Fukushima. L’une des conclusions évidentes est que les domaines d’activité – tels que la banque et le nucléaire – qui sont sujets aux risques majeurs et systémiques ne peuvent être gouvernés par des acteurs privés soumis à la logique du rendement financier. Le secteur de la banque, comme celui du nucléaire, doit passer sous contrôle social. C’est le seul moyen de donner à la société les moyens de prendre démocratiquement les décisions d’intérêt général qui s’imposent aujourd’hui, telles que le désarmement de la finance spéculative et la sortie du nucléaire. Concrètement, cela signifie la création d’un pôle bancaire public, d’un côté, et la remise en cause de l’ouverture du capital d’EDF détenu actuellement à hauteur de 15 % environ par des investisseurs privés, d’un autre côté. Ce sont là des décisions nécessaires pour tenter de prévenir les cataclysmes financiers et nucléaires futurs.

[^2]: Le Cygne noir : la puissance de l’imprévisible, Nassim Nicholas Taleb, Les Belles Lettres, 2010.

[^3]: Innovation qui permet aux banques de se débarrasser de leurs risques en transformant leurs créances (crédits) en titres revendus à des investisseurs internationaux.

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