André Benchetrit : Ami avec la vie

Deux beaux récits posthumes d’André Benchetrit, le Livre de Sabine et Photos volées, entre amour, bonheur et maladie.

Christophe Kantcheff  • 7 avril 2011 abonné·es
André Benchetrit : Ami avec la vie
© Photo : Jeanne Saint-Julien

André Benchetrit est mort le 11 novembre 2009. D’un cancer, à 54 ans. Au moment où paraissait le  Bord de la terre (aux éditions L’une et l’autre), un texte étincelant, halluciné, à l’écriture inouïe. Combien de livres aussi extraordinaires avait-il encore en lui ? Désormais son œuvre ne trouverait plus de suite, et son talent ne serait pas reconnu à sa juste valeur.

Il peut en être autrement grâce aux deux inédits qui paraissent aujour­d’hui. Le Livre de Sabine avait fait l’objet en 2005 d’un tirage hors commerce, aux éditions Néant, à cinquante exemplaires. Il est maintenant accessible à tous grâce à Sylvie Gracia, directrice de collection au Rouergue. Photos volées est le dernier livre achevé par André Benchetrit avant sa mort. Il est publié par une éditrice installée en Bretagne, Isabelle ­Sauvage.

André Benchetrit avait la plume exploratrice. Sa manière était précisément de ne pas en avoir, sinon de ne jamais rien céder sur l’exigence esthétique. De cultiver avec appétit toutes les voies de l’imaginaire, en faisant vibrer la palette des sens et du sens, avec une attention particulière, mais toujours indirecte, au politique. Le Livre de Sabine et Photos volées sont encore d’une autre veine. Si la langue d’André Benchetrit continue à déployer ses fulgurances poétiques, c’est ici dans un versant intime, sur un mode prosaïque et vulnérable, les deux livres étant strictement autobiographiques.

Le Livre de Sabine a été écrit alors qu’André Benchetrit était tombé amoureux d’une femme atteinte d’un cancer. C’est à la fois le livre d’un amour immense et celui de la mort qui gagne. « Je ne sais pas comment j’en suis venu à procéder de cette manière. Écrire sur ce cahier en m’adressant à toi. Je crois qu’en ce moment nous habitons un espace entre les vivants et les morts. Et peut-être qu’appréhender cet espace c’est plus facile pour moi quand je te fais passer de l’autre côté du papier. »

On aurait toutes les raisons de redouter ce livre : trop dur, trop impudique, trop compassionnel. Il n’en est rien. Ou, plus exactement, André Benchetrit « fait » avec toutes ces difficultés. Il ne cache rien du corps de son amoureuse qui souffre, et qui progressivement se délite ; des angoisses et des questions auxquelles il ne peut répondre franchement ; de la tristesse et de l’effroi. Mais ces mots de la maladie et de ce qu’elle engendre s’inscrivent dans un récit qui reste ouvert à ceux de l’amour, à la légèreté, au rire et au réconfort qu’il procure, ainsi qu’aux soucis du quotidien qui irritent (le bruit que font les voisins) et aux vrais problèmes auxquels, malgré tout, il faut faire face (le manque d’argent, les manuscrits refusés, l’avenir du grand fils…). Bref, la vie se mêle à la tragédie, même si l’ombre de celle-ci s’étend toujours davantage sur ce qui pourrait s’en extraire.

Ici encore, l’écriture d’André Benchetrit est totalement magique. Par exemple, la beauté de Sabine qui persiste malgré les attaques de la maladie et des traitements agressifs relève, pour le lecteur, de l’évidence. Comme si l’auteur s’émerveillait de son amoureuse pour la première fois. Cette apparente innocence de l’écriture, avec des mots crus ou tendres, n’est pas naïveté, mais au contraire un travail d’épure, qui parvient à transmettre l’élan des sentiments ou l’instantanéité d’une sensation sans l’émollient habituel. L’écriture n’est pas transparente mais tout ­obstacle à l’émotion est aboli : elle est là, brute, directe, jaillissante. Et, parfois, elle submerge.

L’existence de Photos volées est également due aux circonstances. Après quelques jours de vacances à Madrid avec sa compagne, Hélène, et leur bébé, Léo, l’ordinateur où se trouvaient les photos de ce séjour a été dérobé. Résultat : la seule façon de sauver du néant ces photos, c’est, pour André Benchetrit, de les décrire. Le récit se développe donc à partir d’un exercice de mémoire visuelle, qui finalement reconstitue le fil du séjour madrilène.

Si Photos volées témoigne d’une égale perception ultrasensible de la vie, il n’y a ici aucune tension dramatique. Au contraire, le livre est un concentré de bonheur, celui d’une petite famille où règne l’amour, hors des jours ordinaires, dans une ville qui ne cache pas ses charmes et ses splendeurs, dont les tableaux du Prado. Mais, comme dans le Livre de Sabine , où l’auteur fait place aux moments de joie, les heureux jours de Photos volées ne sont pas exempts de touches grises. « Hélène met l’appareil n’importe comment, elle shoote, elle rit, elle a l’impression que nous avons toute l’immensité pour nous et que le monde est grand. Elle a l’impression que je me laisse faire par cette démesure, que j’accepte cette idée de regarder grandir Léo, malgré mes cheveux gris, malgré les chiens de l’angoisse qui viennent me mordre les mollets. »

André Benchetrit a été dérobé à la vie. Lire ses livres, c’est le retrouver. C’est entendre sa voix souriante, se laisser surprendre par son esprit curieux, apprécier sa liberté d’écrire et de penser, être ému par sa capacité à accueillir le monde, à recevoir l’Autre, l’ami, l’enfant, l’amante. Lire ses livres, c’est faire toujours une belle rencontre.

Le Livre de Sabine, André Benchetrit, « La Brune », Le Rouergue, 73 p., 12 euros. Photos volées, même auteur, éditions Isabelle Sauvage, 51 p., 13 euros.
Impasse marteau, son deuxième roman, publié chez Actes Sud en 1999, est repris en « Babel ».
Une lecture de ces trois textes aura lieu le jeudi 26 mai à la librairie Équipages à Paris (61, rue de Bagnolet, XXe).

Culture
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