« DSK est plus à droite que Sarkozy »

Pour Christophe Guilluy, la gauche a du pain sur la planche pour retrouver la confiance des catégories populaires, isolées face aux discours lénifiants sur les bienfaits de la mondialisation.

Ivan du Roy  • 7 avril 2011 abonné·es

Politis : Que recoupe aujourd’hui le terme « catégories populaires » ?

Christophe Guilluy : Au sens large, ce sont les ouvriers et les employés, qu’ils soient « actifs », chômeurs ou retraités. C’est aussi cette majorité de Français qui se caractérisent par un revenu aux environs de 1 300 euros mensuels, si on prend en compte les travailleurs à temps partiel, et, pour les retraités, une pension médiane de 1 000 euros. Cette France des 1 300 euros s’étend aussi en dessous du seuil de pauvreté.

Existe-t-il toujours une « rupture culturelle » avec la gauche, censée défendre les plus fragiles ?

Le grand problème de cette catégorie, c’est sa place dans la mondialisation libérale. Cela fait vingt ans que l’on observe une profonde précarisation de l’emploi, l’augmentation des travailleurs pauvres, la déflation salariale, l’explosion du budget logement, la détérioration des conditions de travail, les plans sociaux. Et entre-temps rien n’a changé. Un monde ouvert, le brassage des cultures ou la solidarité avec les ouvriers chinois, c’est formidable, nous sommes tous d’accord. Il existe un vrai fond égalitaire jusqu’au plus profond du pays, comme l’a montré Emmanuel Todd. Mais comment protéger les catégories populaires ici, plutôt que de favoriser l’émergence d’une bourgeoisie indienne ou chinoise ? La gauche d’en haut fait semblant de ne pas entendre, et leur joue le refrain du côté positif de la mondialisation qui profiterait à tous. Socio­logiquement, cette gauche fait le plein dans les grandes métropoles, là où résident les classes moyennes mondialisées, et est davantage larguée sur les autres territoires, les zones périurbaines, rurales et industrielles, qui accueillent ouvriers et employés. Le fait que Paris soit devenue l’une des plus importantes fédérations du PS est très symbolique. Dans les années 1980 et 1990, cette gauche est celle qui a le plus porté les valeurs du « moi je », de l’individualisme et des logiques libérales libertaires. À force de promouvoir l’individu roi, la gauche d’en haut est devenue incapable de penser le collectif.

Pourquoi le triptyque qui a fait
le succès de Sarkozy en 2007
–immigration, insécurité, peur de la mondialisation – séduit-il toujours autant alors que la question sociale est revenue sur le devant de la scène ?

L’insécurité sociale est inséparable de l’insécurité culturelle. Mondialisation, immigration, multiculturalisme sont les sujets qui clivent le plus socialement. Le visage de l’Autre, de l’immigré, n’est pas le même selon que l’on gagne 1 000 ou 5 000 euros. À 5 000 euros, on ne se sent pas mis en concurrence dans l’emploi ou pour accéder à un logement bon marché. Pourquoi des gens décident de quitter leur quartier ? Ce n’est pas du racisme. Il s’agit de retrouver un environnement familier pour se protéger. Quand on gagne à peine le Smic, on est très fragile. On sait qu’une perte d’emploi peut être définitive. On sait que ses enfants n’auront quasiment plus accès à des formes d’ascension sociale. D’autant qu’on habite souvent dans des zones périurbaines et rurales, au-delà des banlieues, loin des centres-ville, loin de là où ça se passe. C’est difficile pour les parents. Ce sera encore plus compliqué pour les enfants.

D’où le relatif succès de Marine Le Pen ?

Selon moi, 2007 reste la victoire posthume de Le Pen. Mais, à mon sens, le vote FN n’est pas le bon indicateur des logiques « séparatistes ». Prenez le bobo qui habite à Belleville [quartier populaire et immigré parisien, NDLR], comme moi. La rue est mixte socialement. C’est coloré culturellement. Ça, c’est le décorum. La réalité, c’est que la majorité des habitants vivent dans des immeubles socialement homogènes, les classes moyennes d’un côté, la cité de l’autre. Ces mêmes classes moyennes sont celles qui vont contourner le collège du coin, car les élèves y ont des niveaux trop « mélangés ». Ce sont aussi les premiers à hurler quand l’ouvrier vote FN. Sauf que lui, il a beaucoup moins de marges de manœuvre pour trouver un autre logement, mettre ses enfants dans le privé ou partir du quartier. Ni l’ouvrier ni le cadre, même de gauche, n’a envie de faire une demande de logement chez un bailleur de La Courneuve. Cette mise à distance concerne tout le monde : celui qui vote FN, le couple de gauche dans son immeuble homogène qui contourne la carte scolaire, le cadre supérieur dans sa résidence des Yvelines. La gauche reste dans l’évitement de ces problématiques. Prenez le discours sur la mixité sociale : si c’est juste pour faire coloré, genre pub Benetton, ça sert à quoi ? Faire s’asseoir un fils de chômeur à côté d’un fils d’avocat, c’est très bien. Mais comment l’école arrive-t-elle à accrocher le fils de chômeur ?

La gauche est-elle en mesure
de reconquérir le vote
de ces catégories populaires ?

Le peuple de gauche, en particulier au PS, prend conscience que les propos lénifiants sur la mondialisation ne marchent plus. Les gens s’interrogent : pourquoi les revenus les plus bas ont-ils voté Sarkozy l’ultralibéral en 2007 ? Quel discours tient-on pour cette couche sociale et culturelle ? Comment parle-t-on du multiculturalisme ? Si la gauche propose une société ouverte, mondialisée, quelles protections sociales met-on en place ? Que répond-on à la question du dumping social induit par l’immigration ? Si on dit : il faut augmenter les salaires. Très bien, mais la concurrence avec l’ouvrier chinois, comment la règle-t-on ? Doit-on revenir au protectionnisme ? Comment articule-t-on individu et collectif, liberté, une valeur plutôt de droite, et égalité, plutôt de gauche. Ce qui repose la question de l’Autre : s’il est différent, comment vais-je vivre et agir de manière collective avec lui ? La gauche peut aussi choisir de rompre avec les catégories populaires en se concentrant sur les métropoles, les classes moyennes mondialisées et les banlieues proches. Mais ce serait une stratégie perdante aux élections nationales.

Un ouvrier, une salariée à temps partiel ou un jeune intérimaire
de banlieue peut-il voter DSK ?

Une jeune de banlieue votera DSK s’il y a Marine Le Pen en face. Mais là, ce serait la chute finale. À côté, Ségolène Royal, c’était l’ultragauche ! Si le problème numéro un c’est la financiarisation du monde et le rapport entre capital et travail, la candidature DSK n’est pas une alternative à Sarkozy. Incarner la gauche, c’est se préoccuper du sort des catégories populaires. Sur cette ligne, je mets DSK, en tant que représentant des élites mondialisées, plus à droite que Sarkozy. Je ne crois absolument pas qu’il arrive à séduire les catégories populaires, sauf en déployant un marketing politique démentiel.

Pourquoi de nouveaux modes d’organisation collective des laissés-pour-compte n’émergent-ils pas ?

Certains à gauche fantasment encore sur la classe ouvrière, celle de la Bête humaine avec Jean Gabin, ou des débrayages du Front populaire dans les grandes unités de production. Le problème, c’est que l’ouvrier type n’est plus dans ce schéma : il n’est pas syndiqué, il vit dans un pavillon et bosse dans une PME. Il n’y a plus de contre-pouvoir politique, encore moins syndical, vu le faible taux de syndicalisation. Le parti le plus populaire, c’est le parti des abstentionnistes. Des personnes qui décident de ne plus apparaître dans le débat public. Cela se jouera donc ailleurs, par de nouvelles formes d’entraides et de lien social. Ne serait-ce pas, finalement, la logique des élites : ces gens nous emmerdent, ce qu’on souhaite, c’est qu’ils n’aillent plus voter ? Regardez ce qui s’est passé après le traité européen mis en place malgré le référendum. Les catégories populaires des pays développés ont-elle leur place dans la mondialisation néolibérale ? Telle est la question de fond. Pour l’instant, la réponse est non. Elles sont rejetées des métropoles les plus actives. Ceux qui sont relégués géographiquement, en périphérie, le sont aussi culturellement. Cela dure depuis deux décennies, il va falloir démontrer que ça peut vraiment changer.

Publié dans le dossier
Enquête sur la gauche de droite
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