Et si on demandait une augmentation de salaire ?

Pour augmenter le pouvoir d’achat, il suffirait d’augmenter les salaires. La hantise des néolibéraux… mais l’une des seules manières de mieux répartir les richesses.

Pauline Graulle  • 14 avril 2011 abonné·es

En 1968, l’écrivain Georges Perec expliquait L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation   [^2]. Ah ! la belle époque du plein-emploi où l’on se demandait comment gagner plus… Aujourd’hui, les usines ferment ou délocalisent, le chômage atteint des sommets, la précarité au travail progresse… et une autre question se pose : dans ce contexte, est-il encore légitime de demander une augmentation de salaire ?

C’est « la dernière bêtise à faire » , tranchait en février Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne. Pour le grand argentier de l’Europe, une telle augmentation engendrerait mécaniquement de l’inflation et empêcherait la réduction du chômage. « La vraie raison, c’est que l’inflation est la bête noire des libéraux : lorsque les prix augmentent, la rentabilité des revenus des actifs financiers [qui n’augmentent pas avec l’inflation, NDLR] est rognée » , explique Michel Husson, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales.

Si le capitalisme financier a signé l’arrêt de mort des augmentations salariales, le patronat, on s’en doute, n’en veut pas non plus. « On peut comprendre les patrons de PME , estime Pierre Khalfa, porte-parole de l’union syndicale Solidaires, ils ont déjà du mal à obtenir des prêts auprès des banques et sont au service de maisons-mères qui ne leur font pas de cadeau… » On comprend nettement moins le Medef, qui continue de lancer des appels au secours face à une augmentation du coût du travail jugée « pas soutenable »  (sic) dans la course à la compétitivité mondiale. Le syndicat des grands patrons aurait-il oublié que les groupes du CAC 40 ont doublé leurs profits l’année dernière ? Et que 2010 a été la pire année depuis dix ans en termes d’augmentation des salaires (+ 0,3 % en moyenne), nonobstant la défiscalisation des heures supplémentaire ?

Certes, la crise n’a pas arrangé les affaires des travailleurs français. Mais le phénomène d’écrasement des salaires ne date pas d’hier. Depuis 2007, le gouvernement refuse de donner le traditionnel « coup de pouce » au Smic. Et, entre 2004 et 2007, les revenus de neuf salariés sur dix n’ont augmenté que de 9 % alors qu’ils grossissaient de 40 % pour les 0,01 % les plus riches… « Si la plupart des salaires stagnent dans la moyenne basse, les revenus du capital, eux, se sont envolés depuis les années 1980, d’où l’augmentation des inégalités » , commente Michel Husson. « Depuis les Trente Glorieuses, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises a baissé de 4 à 5 points , ajoute Pierre Khalfa. Dans le même temps, la rémunération des actionnaires a explosé de manière injustifiée : en 1982, elle était de l’ordre de 3 % ; en 2007, de 8,5 % ! »

Réorienter l’argent qui va au capital vers le travail : une bonne raison de réclamer une augmentation de salaire. Question de justice sociale. Mais pas uniquement… Augmenter les revenus pourrait aider l’autoproclamé « Président du pouvoir d’achat » à tenir ses promesses. Et, au-delà, à booster l’économie : de bons salaires allant dans une saine consommation, donc favorisant une croissance saine et, par conséquent, une reprise de l’emploi. « Le pacte de compéti­tivité récemment signé par les pays euro­péens  [^3] va à l’inverse de ce cercle vertueux, s’inquiète Mohamed Oussedik, secrétaire confédéral à la CGT. Maintenir des salaires bas est une folie : les gens vont consommer moins et, sachant que la grande majorité des échanges sont intra-européens, l’effet cumulatif risque de faire plonger toute l’Union dans la crise. »

Qu’attendent alors les salariés pour sauver le continent du péril ? « Avec la crise, la première urgence était le maintien de l’emploi , explique Mohamed Oussedik, mais ce n’est pas une raison pour lâcher sur les salaires. » Plus facile à dire qu’à faire… Surtout quand le chantage à l’emploi règne. En décembre dernier, le mensuel l’Expansion notait ainsi que, lors des référendums conduits ces trois dernières années dans des entreprises menacées de fermeture (Continental, Caterpillar, Goodyear, etc.), 53 % des salariés avaient voté (souvent contre l’avis des syndicats) pour le plafon­nement des salaires et/ou la suppression de leurs RTT. « Normal, les gens préfèrent voir leur niveau de vie baisser plutôt que se retrouver au chômage… Le droit du travail devrait interdire ce genre de consultations manipulatoires » , soupire Pierre Khalfa.

Reste que, pour l’instant, les chances de remporter la bataille des salaires sont minces. « Ce n’est pas un hasard si la baisse des salaires coïncide toujours avec la montée du chômage , souligne Michel Husson. Quand il n’y a pas de travail pour tout le monde, le rapport de force est du côté du patronat, qui peut se permettre de maintenir des salaires très bas. » Le malheur des uns…

[^2]: En une phrase de 88 pages  !

[^3]: Voir Politis n° 1146.

Publié dans le dossier
La dérive guerrière ?
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