La philosophie dans le canard

Dans le Métier de critique, Robert Maggiori met
en lumière l’utilité de
la critique journalistique pour la vie des idées
et le débat démocratique.

Christophe Kantcheff  • 21 avril 2011 abonné·es

L’essai que publie Robert Maggiori, philosophe, enseignant et journaliste à Libération , est un des plus beaux éloges de la critique journalistique – de livres de philosophie en l’occurrence – qu’il nous ait été donné de lire. « Éloge » ne signifie pas que l’auteur remplisse ses pages de propos satisfaits sur cette activité qu’il pratique depuis plus d’une trentaine d’années. Au contraire, il n’est pas avare d’autocritiques et laisse voir l’inquiétude non feinte d’avoir peut-être raté l’ouvrage fondamental qu’on redécouvrira dans quelque temps, ou celle d’avoir favorablement parlé de mauvais livres – lui qui, pourtant, est l’un des plus exigeants critiques que compte encore aujourd’hui la presse française. Mais Robert Maggiori exerce aussi cette exigence à son encontre, ce qui est tout bonnement la marque de l’honnête homme.

Si ce livre a la force de l’éloge, c’est d’abord par la conception de la critique dont il témoigne, et qui pourrait se résumer ainsi : être à la fois au service des œuvres et des lecteurs. Ce que cela signifie ? Un triptyque vertueux : intégrité, rigueur, pédagogie. Autrement dit, choisir les livres dont on rend compte non en fonction de stratégies personnelles – bien que Robert Maggiori souligne à juste titre que l’indépendance pure n’existe pas – mais parce qu’ « il y a, dans le livre examiné, des éléments dont il serait préférable de se nourrir […] si l’on voulait assimiler la substance de la pensée de l’auteur, penser avec ou contre lui, aller plus loin que lui, ou ailleurs » .

Ne pas jouer au petit malin avec sa plume ou s’adonner à la critique impressionniste en recouvrant l’ouvrage de superlatifs –  « magnifique ! » , « grandiose ! » … – mais pé­nétrer le texte le mieux possible pour s’en faire le traducteur fidèle. Enfin, « mettre en récit » son article, afin de « percer le mur de l’inattention collective ou, du moins, de l’attention flottante » et, pourquoi pas, tenir le lecteur de journal en haleine.

Tâche impossible quand il s’agit de livres de philosophie ? Non pas, explique Robert Maggiori, si l’on respecte ce qu’il appelle les « limites de lisibilité » , qui « se posent d’elles-mêmes par approximations suc­cessives, dès qu’on s’impose comme règle d’airain qu’un article doit à la fois pouvoir être lu et compris par un néophyte et ne pas pouvoir être critiqué et raillé pour défaut de technicité par un expert de la question » . Et en utilisant deux types de narration : la mise en perspective historique des idées et des œuvres, et la biographie des philosophes. Ce recours à la vie de l’auteur n’étant pas toujours bien vu, Robert Maggiori y consacre un beau développement, où il revient en particulier sur les préventions de Pierre Bourdieu sur cette question.

Il va sans dire qu’il s’agit là d’une haute idée de la critique. Ou, plus précisément, de la réflexion d’un homme pour qui la critique est essentielle, et qui s’y est adonné et s’y adonne encore avec bonheur. À Libération, cette idée de la critique a pu s’épanouir. Robert Maggiori y retrace son parcours, depuis le Libé militant des années 1970, qu’il a approché grâce à un premier travail sur Gramsci, à une enquête sur la mort de Pasolini et à sa connaissance de l’italien (ses parents sont nés de l’autre côté des Alpes). Dans ces pages plus personnelles, le journaliste donne un peu à voir les coulisses du quotidien, en particulier du Libé des livres, mais les plus marquantes sont incontestablement celles qu’il consacre au soir où il a dû retourner sur ses pas et rejoindre le journal peu avant le bouclage pour rédiger la nécrologie de Baudrillard, dont il était l’ami. Les évocations de son vieux maître Jankélévitch sont aussi très sensibles.

Enfin, si ce livre est un véritable hymne à la critique, c’est parce qu’il lui rend toute sa nécessité politique : « La critique construit tant bien que mal un espace social de réflexion et de confrontation, et y situe les œuvres capables de l’animer » , écrit Robert Maggiori, conscient que celle-ci est mise à mal par les logiques de la communication et les lois du marché. Puisse son beau livre convaincre ses lecteurs qu’ils auraient tout à perdre si la flamme de la critique venait à s’éteindre.

Culture
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