Tchernobyl : 25 ans de désinformation

Les autorités internationales du nucléaire minorent considérablement les conséquences sanitaires de l’explosion de la centrale ukrainienne, ignorant les données délivrées par des études indépendantes.

Alison Katz  • 21 avril 2011 abonné·es

Quel est le bilan humain de la catastrophe de Tchernobyl ? Vingt-cinq ans après, la controverse n’est toujours pas close. Et elle porte encore et toujours sur une divergence grotesque : 50 morts ou vingt mille fois plus ?
En décembre 2009, l’Académie des sciences de New York (NYAS) publiait le recueil de données scientifiques le plus complet à ce jour [^2] concernant la nature et l’étendue des dommages infligés aux personnes et à l’environnement suite à l’explosion du réacteur 4 de la centrale, le 26 avril 1986, en Ukraine, alors pays de l’Union soviétique.

Les auteurs estiment que les émissions radioactives du réacteur en feu ont atteint 10 milliards de curies, soit deux cents fois celles des bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945. Et que le nombre de décès attribuables aux retombées de l’accident à travers le monde, en 2004, atteignait 985 000 – estimation qui a augmenté depuis cette date. Sur les 830 000 « liquidateurs » qui sont intervenus sur les lieux pour circonscrire la catastrophe, entre 112 000 et 125 000 seraient morts.

Ces données représentent un défi considérable pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui s’en tiennent à ce jour à une cinquantaine de morts parmi les liquidateurs et jusqu’à 4 000 décès potentiels au total, attribuables à la contamination radioactive de Tchernobyl [^3].

Comment peut-on en arriver à une telle divergence ? Une première raison tient à l’essence même de l’organisation des intérêts nucléaires sur la planète. Un accord datant de 1959 subordonne l’OMS à l’AIEA pour toute question liée aux rayonnements et à la santé. L’organisation sanitaire ne peut entreprendre aucune recherche, ni diffuser aucune information, ni prendre la moindre initiative sans l’aval de l’AIEA ! Les statuts de l’agence précisent par ailleurs que son objectif est « de hâter et d’accroître la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier » . Bref, un pur lobby commercial (lié en sous-main aux intérêts militaires), qui n’a aucun mandat ni compétence en matière de santé publique.

En outre, les puissances nucléaires représentées au sein de l’AIEA ont pour stratégie d’empêcher le développement des recherches qui font apparaître des effets nocifs causés par les rayonnements ionisants. En partie parce qu’elles représentent une menace commerciale, mais, plus important encore, parce qu’elles constituent une menace pour leur suprématie militaire et géopolitique.

Ainsi, il n’est pas abusif de parler de ­désinformation constante concernant les conséquences sanitaires des activités nucléaires. Avec un summum dans le cas de Tchernobyl. Les écarts énormes entre les estimations de mortalité et de morbidité de la NYAS et celles de l’OMS-AIEA suffisent à signer parfaitement la source : l’establishment nucléaire (y compris les institutions universitaires et de recherche qu’il contrôle) ou les chercheurs indépendants.
Les failles et les omissions des rapports de l’OMS-AIEA sont flagrantes. Leurs estimations ne concernent que trois groupes de populations dans les trois pays les plus ­affectés. Aucune autre population n’est considérée en dépit du fait que 57 % des radionucléides sont retombés en dehors de l’URSS, et que beaucoup de pays européens ont été contaminés de façon significative. Elles ne retiennent par ailleurs comme maladie radio-induite que le cancer, avec une attention quasi-exclusive portée sur le cancer de la thyroïde et certaines malformations congénitales, définies de façon minimaliste. Or, tous les organes sont affectés. De plus, les rayonnements endommagent le système immunitaire, réduisant ainsi les capacités de défense contre toutes sortes de maladies.

Ces rapports officiels passent également sous silence les conséquences sanitaires de l’exposition chronique à de faibles doses. Celle-ci est pourtant responsable de 95 % de la radio-contamination dans les régions affectées (voir encadré).

De l’autre côté, des centaines d’études indépendantes, en Ukraine, au Bélarus, en Russie et dans bien d’autres pays contaminés à des degrés divers par des radionucléides de Tchernobyl ont établi une augmentation significative de tous les types de cancers après la catastrophe, ainsi que des maladies des voies respiratoires, des affections cardiovasculaires, gastro-intestinales, génito-urinaires, endocriniennes, immunitaires, des atteintes des systèmes lymphatiques et nerveux, de la mortalité prénatale, périnatale et infantile, des avortements spontanés, des malformations et anomalies génétiques, des perturbations ou des retards du développement mental, des maladies neuropsychologiques et de nombreux cas de cécité.

Il ne s’agit pas ici d’augmentations négligeables. Non pas quelques pourcents, comme l’OMS-AIEA le laisse entendre : les taux de maladie ont doublé, triplé, quadruplé – et plus encore dans certains cas. La fréquence des cancers, par exemple, a augmenté de 40 % en Biélorussie entre 1990 et 2000. La santé des enfants continue de se détériorer, y compris pour ceux nés depuis l’accident de parents ayant subi une contamination radioactive.

[^2]: Yablokov, A., Nesterenko, V. and Nesterenko, A. « Chernobyl : consequences of the catastrophe for people and the environment ». Annals of the New York Academy of Sciences, Vol. 1181, Wiley Blackwell, December 2009.

[^3]: un bilan révisé à la hausse en 2005, alors que les agences ne reconnaissent jusque-là qu’une quarantaine de décès…

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Des vérités cachées
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