En finir avec la croissance

Quels seraient les chemins
d’un autre développement ?
Une vingtaine de chercheurs tentent d’y répondre et de nourrir un débat indispensable.

Lucie Girardot  • 12 mai 2011 abonné·es

Utopistes, les promoteurs d’un modèle de développement non obsédé par la croissance ? Pas au point de négliger « la question clé des transitions » , pour se diriger en douceur vers un système où moins de production et moins de consommation garantiront l’épanouissement de l’être humain et la préservation de son environnement naturel. C’est à cette tâche de définir « les chemins de la transition, pour en finir avec ce vieux monde » , qu’une vingtaine de chercheurs se sont attelés dans un livre coordonné par Dominique Méda, Thomas Coutrot et David Flacher. Ces sociologues et économistes sont loin de correspondre au cliché de l’hurluberlu fainéant dont on use habituellement pour dénigrer les détracteurs de la croissance économique.

Malgré la diversité de leurs horizons théoriques, politiques et même nationaux, tous partagent le constat que notre mode de développement est à l’origine de la crise multidimensionnelle qui traverse nos sociétés. Érigée comme le moyen d’atteindre le bien-être et le développement humain, la croissance économique a débouché sur une crise économique, écologique, sociale, et plus profondément, une crise de sens. À la lumière du rapport remis par l’économiste Tim Jackson au gouvernement britannique en 2009, l’urgence environnementale rend caduque l’idée de « moraliser, réguler ou verdir à moindres frais » ce modèle. Face à ce constat, le fatalisme n’est pas de mise. Une formidable occasion nous est donnée de penser un projet de société qui valoriserait « les êtres humains, la qualité de leurs liens et de leur vie, la cohésion des sociétés dans lesquelles ils vivent et l’égalité de leur condition » .

À quoi ressemblerait ce monde où la prospérité ne serait pas synonyme de croissance ? L’économiste David Flacher, membre d’Utopia, un mouvement ancré dans l’écologie politique et l’altermondialisme, envisage une économie décomposée en deux sphères. Une sphère publique établissant un accès gratuit à la production des biens et des services communs (éducation, soins, ressources en eau…), et une sphère marchande réduite pour préserver l’initiative privée. Mais celle-ci serait déconnectée de la logique d’accumulation et de maximisation du profit en vertu des principes de l’économie sociale et solidaire : démocratisation de la prise de décision dans l’entreprise, droit de regard des consommateurs, limitation de la concentration de la propriété, réforme du financement de l’économie par un système bancaire socialisé. Les logiques de subordination et d’exploitation liées au salariat seraient ainsi évacuées au profit de logiques de coopération.
Cette économie de petite taille privilégierait un travail de qualité, émancipateur et socialement utile, au détriment de l’impératif de productivité. On s’éloignerait ainsi de l’attachement des sociétés modernes à la croissance et de la croyance que celle-ci est nécessaire aux créations d’emplois. Mais une décroissance des économies n’entraînerait ni récession ni chômage, si elle s’accompagnait de transformations majeures dans la structure de l’emploi et dans l’organisation du travail. En préférant la qualité des produits et des services rendus, en réduisant massivement les temps de travail et la division des tâches, en relocalisant les économies, celles-ci s’engageraient vers une reconversion dans des activités plus intensives en main-d’œuvre.

Le travail perdrait alors la centralité de son rôle dans la vie des individus, en tant que source unique de richesse. D’autres temps sociaux seraient valorisés, comme les activités familiales, amicales, politiques et les loisirs. Bruno Théret envisage, par exemple, de dédier une partie des RTT à la réalisation d’activités politiques et de service public. Une partie de l’impôt serait ainsi payée sous la forme d’une participation citoyenne au fonctionnement des administrations publiques, favorisant la socialisation politique directe des individus. Un revenu d’existence, étudié à partir des dernières intuitions d’André Gorz, pourrait garantir à tous des conditions de vie décentes, tout en les encourageant à se lancer dans l’essor d’activités économiques parallèles, autonomes ou coopératives. À la clé, une mutation salutaire d’un travail « forcé » vers un travail « choisi ». Le temps libre dégagé permettrait aussi de stimuler l’autoproduction, c’est-à-dire l’autosatisfaction des besoins, avec une faible empreinte écologique et une dépendance réduite aux revenus du travail.

Comment pérenniser ce modèle à l’échelle internationale ? « Relocalisons ! » , s’exclame Thomas Coutrot, membre du conseil scientifique d’Attac-France. La réduction progressive du commerce international laisserait place à un « réseau lâche d’économies locales, produisant principalement pour les populations locales ». La mise en place d’une régulation et d’une fiscalité mondiale est évoquée pour dissuader le trajet de marchandises sur les longues distances et la spéculation financière. Les ressources ainsi dégagées financeraient la reconversion écologique des pays du Sud et l’éradication de la pauvreté. Pour autant, des échanges fondés sur une logique d’équité et de coopération subsisteraient : « Ni libre-échange, ni autarcie, mais une régulation démocratique de la division internationale du travail » , explique l’économiste.

Les auteurs n’ont évidemment pas une vision unique ni exhaustive d’un nouveau modèle de société. Ils appellent en outre à démocratiser le débat public en organisant « une délibération collective de qualité, au terme de laquelle des citoyens aussi bien informés que possible seront capables de décider ensemble des fins qu’ils poursuivent et des moyens nécessaires pour y parvenir » (Dominique Méda). La définition de nouveaux indicateurs jouerait alors un rôle essentiel pour mesurer le développement humain durable de nos sociétés. Et de rompre avec l’importance du PIB.
On regrettera l’austérité d’une écriture universitaire parfois peu accessible pour qui ne s’est jamais penché sur ce que sont a-croissance, décroissance, « état stationnaire » ou « économie soutenable » (les auteurs ne s’accordent pas sur les termes). Mais ce langage, solidement argumenté à la lumière de théories économiques et sociologiques revisitées pour l’occasion, saura peut-être convaincre d’irréductibles croissancistes. « Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » , disait le regretté Kenneth Boulding.

Idées
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