« Le Havre » d’Aki Kaurismäki ; « Pater » d’Alain Cavalier

Christophe Kantcheff  • 17 mai 2011
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« Le Havre » d’Aki Kaurismäki ; « Pater » d’Alain Cavalier

Illustration - « Le Havre » d'Aki Kaurismäki ; « Pater » d'Alain Cavalier

Le Havre est une très belle ville, faite pour être filmée. Ce n’est pas le syndicat d’initiative de la ville qui le dit, mais l’auteur de ces lignes, natif de Rouen, la rivale haute normande. La ville qui n’est pas tournée sur elle-même mais vers le large, celle qui stimule l’imaginaire, c’est le Havre, « ville ouverte ».

Le nouveau film d’Aki Kaurismäki, présenté en compétition, au titre sobre et parfait, le Havre , en est une nouvelle preuve. Pour le cinéaste finlandais, le Havre, c’est avant tout un port, et une petite rue reconstituée dans le genre kaurismäkien, c’est-à-dire très années 1950, avec deux boutiques à l’ancienne, le café du coin comme on n’en trouve plus, et de petites maisons humbles, aux meubles datés, sans le téléphone.

Le héros du Havre a beau pratiquer la profession quelque peu disparue de cireur de chaussures, Marcel Marx (André Wilms), – c’est son nom, et celui de sa femme est Arletty (!) (Kati Outinen) – vit pourtant bien de nos jours. Car la situation dans laquelle il se retrouve est absolument contemporaine : alors que sa femme tombe gravement malade et doit être hospitalisée, Marcel découvre chez lui un petit Gabonais sans papier (Blondin Miguel), arrivé au Havre avec d’autres Africains adultes dans un container. Ils ont tous été arrêtés, sauf le gamin, qui a pu s’échapper. Marcel décide de l’aider à se rendre où se trouve sa mère : en Grande-Bretagne.

Le Havre est un conte social qui pétille d’humour. À la manière Kaurismäki bien sûr : avec des couleurs très contrastées, un jeu d’acteurs stylisé (d’autant plus que, pour la première fois dans un film de Kaurismäki, on y parle en français), et des répliques délicieuses dans un langage recherché et décalé. Mais c’est aussi un conte qui rappelle le Guédiguian de Marius et Jeannette . C’est ce qu’on pourrait appeler l’axe portuaire Le Havre-Marseille. D’abord parce que le film fait ouvertement référence, mais toujours en souriant, à l’état de notre société et à sa dérive répressive (forte et inutile présence de CRS pour arrêter quelques malheureux clandestins, la voix de l’ex-ministre de l’Intégration, Éric Besson, ou le personnage de Jean-Pierre Léaud, dénonciateur de son voisin Marcel Marx).

Ensuite, parce que deux comédiens habitués à l’univers du réalisateur de l’Estaque y figurent : Patrick Bonnel, dans un petit rôle mais une séquence hilarante, et Jean-Pierre Darroussin, en commissaire inquiétant, tout de noir vêtu, mais cachant un vrai cœur. Enfin, ce Havre est guédiguianesque parce qu’il participe de ces films qui ré-enchantent le monde, réinventent un humanisme à force de volonté, comme si l’ironie kaurismäkienne s’était trempée dans la tendresse et la nécessaire espérance.

Last but not least : le chanteur Roberto Piazza, plus connu sous le nom de Little Bob, leader du groupe de rock ‘n’ roll Little Bob Story, véritable gloire du cru, apparaît dans le Havre , et notamment sur scène, jouant avec son groupe. Bravo à Aki Karismäki pour ce choix de mélomane avisé. La rencontre entre le cinéaste finlandais et le rocker normand on the road again n’a pas dû être triste…

« Pater » d’Alain Cavalier

Illustration - « Le Havre » d'Aki Kaurismäki ; « Pater » d'Alain Cavalier

Pater , le nouveau film d’Alain Cavalier est l’Ovni (ou l’Ofni, objet filmique non identifié) de la compétition. Comme les derniers films du cinéaste – Irène , le Filmeur , René … – il est tourné avec une petite caméra, sans équipe, mais son principe en est différent. Pater n’est pas un film en solitaire. Alain Cavalier y a convié Vincent Lindon. Tous deux se filment en train de jouer un rôle, respectivement celui de Président de la République et de son Premier ministre. De temps en temps, ils sont ensemble dans le cadre, la caméra, fixe, placée sur un pied, ou bien tenue par un tiers, vraisemblablement la collaboratrice et compagne d’Alain Cavalier, Françoise Widhoff. Mais la plupart du temps, Lindon et Cavalier se filment l’un l’autre.

Cela pourrait ressembler à une blague, et c’en est aussi une. Le film se développe ainsi sur le mode léger, avec un Vincent Lindon chaleureux et facétieux, un Alain Cavalier espiègle. Les plaisanteries abondent sur l’exercice du pouvoir, sur les rapports Président/Premier ministre, souvent sous forme de clins d’œil à la réalité, une séquence, fort frôle, résonnant d’ailleurs très fortement avec l’affaire DSK. Il y a un semblant d’intrigue : le Président a fait appel à ce nouveau premier ministre pour faire passer une loi plafonnant les plus gros salaires et dans l’intention qu’il lui succède à la tête de l’État, les élections approchant.

Mais l’objet principal de Pater tient précisément dans son principe. Vincent Lindon et Alain Cavalier ne disent pas un texte écrit, ils improvisent avec, vraisemblablement, quelques idées directrices préalables avant chaque scène ; le tournage a eu lieu dans les appartements de l’un et de l’autre, et dans quelques maisons d’amis, se filmant donc dans leur intimité ; enfin, il arrive qu’ils aient des propos sur le film qu’ils sont en train de faire, ou sur le personnage qu’ils sont en train d’interpréter, ou encore, carrément, sur les petits tracas de la vie quotidienne que rencontre le comédien ou le cinéaste.

Bref, le film travaille cette frontière mouvante, et souvent fréquentée, entre la fiction et le réel, qui soulève de nombreuses questions pour le spectateur : qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est crédible ? Qui parle, le personnage ou la personne ?…

Désinvolte, Pater est donc un film de potaches, mais pas seulement. Il est aussi un film sur ce qui fait œuvre d’art, sur le processus de la représentation et de l’incarnation. Bref, c’est aussi un film sérieux qui n’a pas l’air de l’être, et que seul un grand cinéaste, ayant une œuvre depuis longtemps fondée sur une proximité avec le réel, pouvait oser.

Temps de lecture : 6 minutes
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