Un bio métier, une belle histoire

À l’occasion de la Quinzaine de l’agriculture biologique, du 1er au 15 juin, rencontre avec Philippe Desbrosses, qui revient sur sa longue expérience à la ferme Sainte-Marthe, en Sologne.

Claude-Marie Vadrot  • 26 mai 2011 abonné·es

L’histoire de la ferme Sainte-Marthe, aux confins sud de la Sologne, raconte la passion de la bio, ses réussites, ses échecs et ses rebondissements dans un milieu qui ne fait pas plus de cadeaux que les autres. Une histoire qui met en scène l’agriculture bio avant la mode, une bio pionnière souvent moquée ; une histoire qui se lit dans les bâtiments, les champs et les arbres. Elle fut et reste le combat tumultueux d’un homme dont la famille est toujours propriétaire de 120 hectares d’une terre relativement pauvre.

Dans une autre vie, enfant paysan de la Sologne, Philippe Desbrosses fut chef d’orchestre et directeur artistique chez Vogue i, sur suggestion de Jacques Dutronc. Il assurait la promotion de chanteurs connus des années 1960 après avoir dirigé un petit orchestre qui se produisait dans les premières parties des vedettes de l’époque. Un jour de 1972, il abandonne sa vie parisienne pour revenir au pays, mettant son CAP agricole à l’épreuve de la terre. Chez ses parents, agriculteurs à Millançay, Loir-et-Cher, à deux heures de route de la capitale, un peu moins de 700 habitants. Une commune vouée pendant des siècles à l’agriculture, alors qu’aujourd’hui 96 % de son territoire de 56 km2 sont retournés à la friche, où la forêt ferme peu à peu l’espace rural. En une trentaine d’années, depuis que cette ferme Sainte-Marthe est vouée à la production bio, les dix-huit exploitations agricoles existant alentour pour alimenter les marchés régionaux et nationaux ont disparu.

Propagandiste acharné de la bio dès le milieu des années 1970, animateur des premiers syndicats spécialisés qui se battaient pour une reconnaissance officielle, Philippe Desbrosses expérimente avec passion sur ses terres, tout en suivant à l’université de Paris-VII un cursus universitaire qui fait de lui un docteur en ­environnement. Il est, sous la gauche, de ceux qui bataillent auprès du ministère de l’Agriculture pour faire accepter et légaliser le label AB, aujourd’hui connu de tous malgré la mauvaise volonté de la FNSEA. Parallèlement à son activité militante, le cultivateur est le premier à produire des pommes de terre bios pour l’entreprise Bonneterre, qui le plante un jour sous prétexte de surproduction. Il découvre à cette occasion que la marque revend ses produits quatre fois plus cher qu’elle ne les a achetés. Il entreprend alors avec sa femme, qui a abandonné sa carrière de chanteuse pour l’accompagner dans sa passion agricole, de livrer sa production lui-même, en camionnette. Les magasins parisiens, tout comme lui, y trouvent largement leur compte.

Produisant déjà du sarrasin, des céréales, du seigle et des engrais verts, il se lance le premier dans le maïs bio, dont il cultivait 6 hectares dans les années 1980 : « Les dimensions de Sainte-Marthe permettent une rotation très lente des cultures. Ce qui compense la relative pauvreté de notre terre. Mais l’une des caractéristiques des bonnes idées en matière agricole, c’est qu’elles ne sont pas brevetables et qu’il est possible de les imiter. J’ai été le premier producteur de maïs pour conserves, et j’ai été balayé par ceux qui avaient d’autres moyens que les nôtres, surtout en abandonnant l’option bio. Mon marché a donc été cassé par de plus puissants que nous. Cela se reproduira souvent. »

Passionné par les vieilles variétés maraîchères, Philippe Desbrosses se tourne d’abord vers les cucurbitacées ; il commence dès le milieu des années 1980 par le potimarron. Après un premier article de presse, le courrier et les commandes attestent d’un succès foudroyant : les légumes anciens enthousiasment. Il se lance dans ce créneau, tout en continuant ses productions céréalières. Ses cucurbitacées lui valent un contrat de deux ans avec Monoprix. Puis il signe avec Carrefour : dès le début, il livre 200 tonnes par an.

« J’ai été beaucoup critiqué pour cette initiative, se souvient Desbrosses, et je le suis encore puisque nous sommes toujours liés à Carrefour et à des chaînes de jardinerie dans lesquelles nous vendons sous notre garantie. Mais je suis persuadé que, si les grandes surfaces ne sont pas l’avenir de la bio, il fallait – et il faut encore – en passer par là. Les responsables de Biocoop disent d’ailleurs que le grand démarrage de leurs magasins est lié à l’intérêt que la grande distribution a porté au bio. Comme s’il s’agissait d’un chemin inattendu vers une éducation populaire à cette agriculture. »

Après des hauts et des bas, la ferme de Sainte-Marthe a failli disparaître il y a quelques années. Parce que « nos idées étaient régulièrement piquées par d’autres et aussi parce que nous avons été dévastés par la tempête de 1999. Ç’a été terrible, tout a été détruit », poursuit Philippe Desbrosses. Menacé par les créanciers, il a dû, pour s’en sortir, vendre les droits d’exploitation de son catalogue de graines et de plants, toujours cultivés dans sa ferme, où il assure la conservation d’un millier de variétés. Il explique, comme bien d’autres agriculteurs bios, que, « finalement, la culture et la commercialisation font rarement bon ménage, ce sont deux métiers différents. Les grands distributeurs sont bien plus efficaces que nous. Heureusement, nous avons conservé un droit de commercialisation directe ». Aujourd’hui tirée d’affaire, alors que son propriétaire, à 70 ans, s’éloigne peu à peu, après avoir constitué une équipe qui travaille avec lui depuis longtemps, la ferme continue sa production maraîchère. Cette dernière représente un tiers de ses revenus, et la production de semences un deuxième tiers ; le revenu complémentaire provient des sessions de formation de deux mois et demi pour les futurs agriculteurs ou les jeunes qui veulent se perfectionner. Des stagiaires dont l’enthousiasme fait plaisir à entendre. Leur prise en main et l’enseignement occupent une douzaine de personnes à temps partiel, alors que l’exploitation elle-même assure une dizaine d’emplois permanents. Après une trentaine d’années consacrées à la bio, un résultat qui tend à prouver que la dimension et la diversité exceptionnelles de Sainte-Marthe ne sont pas des obstacles insurmontables. Grâce à un animateur lui aussi exceptionnel.

Écologie
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