Une directive au service du libéralisme

En retraçant l’itinéraire sinueux et secret de la réforme initiée par Frits Bolkestein, Thierry Brun (journaliste à Politis ) met en évidence les impasses démocratiques de l’Europe.

Denis Sieffert  • 5 mai 2011 abonné·es
Une directive au service du libéralisme
© *Main basse sur les services* , Thierry Brun, Desclée de Brouwer, 240 p., 22 euros.

Voici un livre sacrément efficace. On ne se contente pas d’y fustiger « l’Europe libérale », et on n’y répète pas à chaque page « Bruxelles » comme on prononcerait un gros mot. C’est que l’auteur ne procède pas par l’idéologie, il montre et démontre. Avec les qualités qu’on lui connaît bien à Politis , notre ami Thierry Brun saisit sa proie et ne la lâche plus. Sa proie, c’est une directive de la Commission européenne dont l’histoire résume jusqu’à la caricature le mal dont souffre la construction européenne. Une directive, mais pas n’importe laquelle. C’est l’œuvre du Néerlandais Frits Bolkestein. La plus célèbre, mais pas nécessairement la mieux connue de toutes les productions bruxelloises. Celle en tout cas dont les conséquences sont les plus concrètes et les plus ravageuses pour la vie quotidienne des Européens. Et en particulier en France, où la notion de service public est solidement ancrée dans la tradition politique. Dans Main basse sur les services , Thierry Brun en raconte l’histoire, depuis l’origine « dictée par l’Organisation mondiale du commerce » , en 2000, jusqu’à sa transposition dans notre législation nationale, un obscur 28 décembre 2009.

Pendant dix ans, il suit à la trace, presque de bureau en bureau, ce projet qui vise à libéraliser les services. Et c’est peu dire que l’itinéraire est sinueux, avec ses vraies avancées et ses reculs tactiques, les faux renoncements de ses initiateurs et les transformations d’un libelle qui change plusieurs fois d’apparence sans que jamais l’objectif ne soit abandonné. En suivant l’histoire de la directive Bolkestein, c’est évidemment toute la construction de l’Europe que Thierry Brun met en accusation. Car c’est avant tout du récit d’une incroyable transgression des règles de la démocratie qu’il s’agit. Peu ou pas de débats démocratiques. Des Parlements oubliés. Des peuples grugés. Le texte le plus important pour la vie des Européens – il touche 70 % des emplois – progresse dans l’ombre. Thierry Brun note « l’arrogance intellectuelle » de ceux qui témoignent d’une telle volonté « de passer au-dessus des peuples » . Et lorsque la « transposition » s’effectue, notre directive passe au milieu d’un texte « fourre-tout » appelé Loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit. Au total, 150 articles qui déréglementent de nombreuses professions. Le tout dans un jargon dont la bureaucratie bruxelloise a seule le secret. Ainsi, cette notion de « mandatement » qui dissimule la limitation des aides publiques à un service du même nom, dès lors que ­celui-ci, passé à la moulinette de la directive, est soumis à la concurrence du privé. Car c’est évidemment cela, la directive « services », un texte qui place les services sociaux, les services publics et le monde associatif sous le joug du privé.

Devenus par la magie du projet de traité constitutionnel européen (TCE) « services d’intérêt économique général » , certains services publics relèvent soudain du droit à la concurrence. Les partisans du « non » au TCE feront de cette question l’un de leurs principaux arguments. Le débat autour du traité, à l’occasion du référendum de mai 2005, sera d’ailleurs l’un des rares moments de mise en lumière de la directive Bolkestein. On sait quel fut le sort du traité. Mais la fameuse directive, comme le reste, chassée par la porte du suffrage populaire, est revenue par la fenêtre du traité de Lisbonne. « Est-ce là, l’Europe rêvée par les peuples ? » s’interroge Thierry Brun.

Dans sa préface, Susan George rappelle que le projet d’Accord général sur le commerce des services (AGCS) est encore « tapi dans un coin », et que l’Organisation mondiale du commerce n’y a pas renoncé. Il parachèverait la « marchandisation » – un vilain mot pour une vilaine entreprise – de toutes nos sociétés : école, santé et culture comprises. Le combat auquel contribue le livre de Thierry Brun n’est pas fini.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes